Variantes

"C'est la culture païenne, à la fois dans ses rituels religieux et dans son imagerie, qui a fourni l'expression la plus éloquente des pulsions élémentaires (Pathosformeln). Les formes picturales sont des moyens mnémotechniques pour de telles opérations, et elles peuvent être transmises, transformées et réemployées pour une nouvelle vie pleine de vigueur, partout où des impulsions du même genre se font jour (1)."
Alexandre le Grand tenant le foudre ?

 

Apelle a peint dans le temple de Diane à Éphèse un Alexandre le Grand tenant le foudre : "Les doigts semblent en relief et le foudre sortir du tableau", note Pline l'Ancien (2). Trump n'est pas Zeus, mais cette couverture le représente de la même façon. L'effet de relief est ici renforcé par le positionnement du titre "Think Big". Le Léviathan de Hobbes tient dans une main l'épée du pouvoir civil, dans l'autre la crosse du pouvoir ecclésiastique. Aujourd'hui, ces attributs ne sont plus représentés, un geste suffit.

Pour Hobbes, le Léviathan, c'est l'État totalitaire. "Le souverain ne peut être déchu de son pouvoir, il est inamovible, il jouit d'une immunité juridique totale", note Jean Clair. Le 23 janvier 2016 dans l'Iowa, Trump a déclaré, en mimant de la main le geste de tirer sur son auditoire : "Je pourrais me poser au milieu de la Cinquième avenue et tirer sur quelqu'un, je ne perdrais pas d'électeurs."

Au début de 1984, George Orwell – qui a vu en 1914 l'affiche de Kitchener, il avait alors 11 ans –, décrit l'affiche représentant Big Brother : "C'était une de ces images si puissantes que ses yeux semblent suivre le spectateur pendant qu'il se déplace (3)." À côté de cette affiche, se trouve une autre affiche qui représente la "figure monstrueuse d'un soldat eurasien, grand de trois ou quatre mètres, fixant devant lui avec son visage inexpressif de Mongol des bottes énormes, une mitraillette sur sa hanche braquée face au spectateur. De quelque angle que l'on regardât l’affiche, la gueule de la mitraillette rendue gigantesque par le gros plan semblait pointer justement dans votre direction". Carlo Ginzburg montre bien qu'un même procédé peut être utilisé pour déclencher une chose et son contraire, l'admiration et son pendant, la haine (4).

"Quel que soit l'angle, il fixait les yeux du spectateur qui le croisait et ne le lâchait jamais", observe en 1916 un témoin qui a vu l'affiche de Kitchener. La Minerve de Famulus regardait le spectateur de quelque côté qu'on la regardât, peut-on lire dans l'Histoire naturelle de Pline (5). Selon Carlo Ginzburg, ce passage de Pline a pu inspirer Antonello de Messine. Pour peindre sa Bénédiction, Antonello est parti d'un type iconographique répandu, le Salvator Mundi – une figure qui "regardait celui qui la regardait quel que fût son angle de vue" et incluait le geste de bénédiction représenté dans d’innombrables icônes –, mais en introduisant un raccourci.

La technique du raccourci
Antonello de Messine, Bénédiction (détail)

 

Notes

1. Gertrud Bing, qui fut directrice de l'institut Warburg, à propos de la notion de Pathosformeln, citée par Carlo Ginzburg. C'est moi qui souligne.
2. Histoire naturelle, Livre XXXV, 92.
3. Boualem Sansal reprend cette idée dans 2084 : "Ati ne savait rien de l'Appareil, sinon qu'il avait pouvoir sur tout, au nom de la Juste Fraternité et d'Abi, dont le portrait géant était placardé sur tous les murs d'un bout à l'autre du pays. Ah, ce portrait, il faut le savoir, il était l'identité du pays. Il se réduisait en fait à un jeu d'ombres, une sorte de visage en négatif, avec au centre un œil magique pointu comme un diamant, doté d'une conscience capable de perforer des blindages. […] L'idée de le représenter de cette façon, avec un œil unique, a pu provoquer des discussions, des hypothèses ont été avancées : on a dit qu'il était borgne, de naissance pour les uns, par suite des souffrances qu'il avait endurées durant son enfance selon d'autres, on a dit aussi qu'il avait réellement un œil au milieu du front, ce qui était la marque d'un destin prophétique, mais on a dit avec la même fermeté que l'image était symbolique, elle signalait un esprit, une âme, un mystère. […] Au premier regard le passant était subjugué puis très vite heureux, il se sentait intensément protégé, aimé, promu, écrasé aussi par la majesté et ce qu'elle suggérait de formidable violence." (Gallimard, 2015, p. 29-31).
4. Mais la photo de William Klein provoque tout autre chose.
5. Histoire naturelle, Livre XXXV, 120 : Spectantem spectans, quacumque aspiceretur.