Le vingtième poème

Le passage suivant est à lire en fonction de la connaissance que l'on a du poème d'Emily Dickinson et de la façon dont Marguerite Duras se l'est approprié dans Emily L. C'est un indice et une sorte d'explication finale.

"Elle [Emily L.] croyait que lorsque des poèmes étaient écrits dans un pays donné, très vite ils se répandaient ailleurs, propulsés par leur seule évidence, leur seule existence, au-delà des distances, des ciels, des mers, des continents, des régimes politiques, des interdits (1). Elle était quelqu'un qui avait tendance à croire que partout on écrivait le même poème sous des formes différentes. Qu'il n'y avait qu'un seul poème à atteindre à travers toutes les langues, toutes les civilisations." (p. 80)

Emily L. demande au nouveau gardien : "Combien il y a de poèmes ?" Celui-ci lui répond : "– Dix-neuf." "Elle réfléchit. Elle hésite. Et puis elle le lui demande : – Est-ce qu'il y en a un sur les après-midi d'hiver ? Le gardien cherche. – Non. Je ne crois pas… C'est le titre ? – Oui. Ç'aurait été ça, ce titre-là. Oui, c'est sûr…" (p. 112) "Vous croyez que vous l'avez écrit ?", lui demande le gardien. "Je l'aurais imaginé seulement, d'après vous ?" (p. 113) Le gardien : "Dans les rêves on a ces difficultés que vous racontez… on perd tout… à tout moment… On n'a jamais tout ce qu'il faut…" (p. 115)

"– Vous saviez peut-être si bien ce que vous vouliez écrire… que vous avez dû croire l'avoir écrit vraiment. Elle ne répond pas. Il répète la phrase anglaise : – But internal difference, Where the Meanings are. Elle ne bouge pas. Elle dit : – Je ne peux pas m'empêcher de penser que je l'ai écrit (2). Il me semble me souvenir du moment où ça s'est passé, si je ferme les yeux je sens encore l'effort de ma main pour écrire vite, ne pas oublier, le papier glissait, et de mon autre main j'essayais de le retenir, mais je le faisais trop fort et il se déchirait…" (p. 114-115)

"– Les après-midi d'hiver, ç'aurait été le titre du poème ? – Oui. Winter Afternoons. Ç'aurait été le titre de la brochure aussi." (p. 116) "– C'est aujourd'hui seulement que je suis sûre de ne pas l'avoir écrit. […] Le seul poème véritable est obligatoirement celui qui a disparu." (p. 116-117)

Pour le jeune gardien : "Même si c'est dans le sommeil que la chose avait eu lieu et qu'elle l'avait revue ainsi, comme détachée d'elle, c'était elle l'auteur." (p. 124) Il "disait qu'il n'y avait que deux explications à la disparition du poème, celle-là du geste du Captain ou celle de la folie d'Emily L. qui croyait l'avoir écrit. Si le poème avait existé matériellement, s'il avait été écrit sur du papier, c'était la thèse du crime du Captain qui prévalait." (p. 125)

Le notaire a un avis nécessairement différent : "Il disait qu'il fallait un auteur, de toute façon, à tous les poèmes. Que l'on n'était pas plus ou moins l'auteur d'un poème. Qu'on l'était complètement, toujours." (p. 124)

Notes

1. "Il s'était trouvé que l'une d'entre elles [une poésie] avait paru dans une revue spécialisée de Newport." (p. 77) Le gardien et le notaire s'interrogent sur la "réputation grandissante des poèmes d'Emily L." "Ni l'un ni l'autre ne comprenaient tout à fait cette gloire. […] Ils parlaient moins des poèmes que de ce mystère, de cet irrépressible élargissement de leur lecture opéré par d'autres gens qu'eux." (p. 122-123)
2. C'est peut-être ce que M. Duras a ressenti en tombant sur le poème d'E. Dickinson.