There's a certain Slant of light

"C'était un poème sur la lumière qu'il y a certaines fois, certains après-midi pendant les hivers très froids, très sombres (1)."

Un jour de janvier, un an après la mort de sa petite fille à la naissance, Emily L. se remet à écrire. Voici la première évocation du poème d'Emily Dickinson (2) dans le roman : "C'était un poème sur la lumière qu'il y a certaines fois, certains après-midi pendant les hivers très froids, très sombres." (p. 82)

Le Captain découvre ce poème inachevé par hasard : "Le milieu du poème, avec ses différentes versions, prenait la moitié de la page. Tout était raturé dans cette partie-là. Au début il était question, justement, de la terrible lumière de certains après-midi d'hiver. Cette lumière était celle-là même de ce jour-là. Une lumière d'un jaune d'iode, sanglant. Elle déteignait sur les parcs de l'île de Wight, les horizons de l'hiver et les bateaux rivés à la glace des bassins nautiques (3). Comme si elle venait de l'écrire à l'instant." (p. 83-84)

There's a certain Slant of light,
Winter Afternoons –
That oppresses, like the Heft
Of Cathedral Tunes –

Marguerite Duras reprend l'image à son compte : "Le Captain avait lu le poème à travers les ratures et les régions claires de l'écriture. Cette région-là lui paraissait plus étrangère que celles dont elle avait douté. Elle disait à travers les ratures que certains après-midi d'hiver les rais de soleil qui s'infiltraient dans les nefs des cathédrales oppressaient de même que les retombées sonores des grandes orgues." (p. 84-85)

Plus loin, le gardien demande à Emily L. si elle se souvient de ce dont elle voulait parler dans ce poème : "De ces rais de soleil, l'hiver, ils entrent par où ils trouvent à passer, les moindres fissures des voûtes, les petites ouvertures de la nef que les gens faisaient exprès pour la lumière, pour qu'elle pénètre dans la cathédrale jusqu'à la nuit noire des sols. En hiver le soleil est d'un jaune iodé, sanglant…" (p. 113-114)

Heavenly Hurt, it gives us –
We can find no scar,
But internal difference,
Where the Meanings, are –

Voici ce que l'on sait de la suite du poème : "Dans les régions claires de l'écriture elle disait que les blessures que nous faisaient ces mêmes épées de soleil nous étaient infligées par le ciel. Qu'elles ne laissaient ni trace ni cicatrice visible, ni dans la chair de notre corps ni dans nos pensées. Qu'elles ne nous blessaient ni ne nous soulageaient. Que c'était autre chose. Que c'était ailleurs. Ailleurs et loin de là où on aurait pu croire. Que ces blessures n'annonçaient rien, ne confirmaient rien qui aurait pu faire l'objet d'un enseignement, d'une provocation au sein du règne de Dieu (4). Non, il s'agissait de la perception de la dernière différence : celle, interne, au centre des significations." (p. 85)

Emily L. : "– Je disais que ces rais de soleil blessaient comme des épées célestes, qu'elles perçaient le cœur… cela, sans laisser de cicatrices, rien, aucune trace… sauf… j'ai oublié et c'était ça le principal. Sauf celle… Elle se reprend, elle dit d'une traite : – "Sauf celle d'une différence interne au cœur des significations." Elle dit : – Après, je ne sais plus. Le reste du poème, je n'avais pas commencé à l'écrire." (p. 113-114)

None may teach it – Any –
'Tis the Seal Despair –
An imperial affliction
Sent us of the Air –
"Vers la fin du poème, les régions de l'écriture devenaient obscures, indécises. Il était dit, ou presque dit, que cette différence interne était atteinte par le désespoir souverain dont elle était en quelque sorte le sceau. Le poème se perdait ensuite dans un voyage aérien, dans les dernières vallées avant les cimes, la froide nuit d'été, l'apparition de la mort." (p. 85)
When it comes, the Landscape listens –
Shadows – hold their breath –
When it goes, 'tis like the Distance
On the look of Death –

Le Captain détruit le poème. Rien de ce qu'il attend ne s'y trouve : "Rien n'était dit sur la petite fille morte ni sur lui." (p. 83) Il en conclut que : "Dans l'univers de cette femme, lui, il n'avait jamais existé et il n'existerait jamais." (p. 84) "Et l'élan littéraire de la jeune femme est brisé à jamais", écrit Nancy Huston dans un article publié en 1998 dans La Nouvelle Revue française (5).

Notes

1. Emily L., Les Éditions de Minuit, 1987.
2. There's a certain Slant of light, 1861 ou 1862 (n° 258 ou 320). La traduction de Claire Malroux : "Certaine clarté Oblique, / L'Après-Midi d'Hiver – / Oppresse, comme la Houle / Des Hymnes Liturgiques – / Céleste Blessure, elle ne laisse / Aucune cicatrice, / Mais une intime différence, / Là où résident les Sens – / Nul ne peut l'enseigner – Non – / C'est le Sceau du Désespoir – / Une impériale affliction / Que des Airs on nous envoie – / Elle vient, le Paysage écoute – / Les Ombres – retiennent leur souffle – / Elle s'en va, on dirait la Distance / Sur la face de la Mort –" Une âme en incandescence, José Corti, 1998, p. 81. La traduction de Françoise Delphy : "Il est un certain Rayon oblique de lumière, / Les Après-midi d'Hiver – / Qui oppresse, comme le Poids / Des Grandes Orgues – / Don et Blessure du Ciel – / on ne voit pas de cicatrice, / Mais une différence interne – / Siège des Signifiants – / Personne ne peut le lui enseigner – / C'est le Sceau du Désespoir – / Une affliction impériale / Que l'Air nous envoie – / Quand il vient, le Paysage écoute – / Les Ombres – retiennent leur souffle – / Quand il part, c'est comme la Distance / Dans le regard de la Mort –" Poésies complètes, Flammarion, 2009, p. 285.
3. "Les soleils couchants / Revêtent les champs, / Les canaux, la ville entière, / D'hyacinthe et d'or."
4. M. Duras écrit à propos de son personnage : "Petit à petit, elle, elle avait cessé d'aller au temple, elle avait abandonné le protestantisme de l'Angleterre dans lequel elle avait été élevée." (p. 76) "Elle, leur fille, elle en avait voulu au destin, à cette mauvaise organisation de ce qu'elle avait cru être l'équilibre divin de la vie." (p. 76) "– Ce qui n'est jamais revenu, c'est la croyance en Dieu." (p. 109)
5. La Nouvelle Revue française, mars 1998, n° 542, p. 19. Le poème d'E. Dickinson est reproduit en note de bas de page. On n'y attache pas plus d'importance que ça : "Pour ceux qui se seraient posé la question, il s'agit du poème n° 258 d'Emily Dickinson."