Aux antipodes

On ne saura jamais ce que la Caisse d'emballage posée à l'envers de Braque renfermait (1). Ce que l'on sait, c'est que sur cette caisse, dans un coin de l’atelier, reposent un vase et un bocal, magnifiquement dessinés, éléments d’une nature morte, que le peintre va composer, imagine-t-on.

Aussi peut-on représenter le temps qui passe et la brièveté de l’existence, de l'existence même de l’artiste, qui lutte contre la montre – "À cette œuvre, il est temps de me mettre", s’exclame Marcel, alors que s'achève La Recherche du temps perdu. Mais il ne suffit pas pour cela de le dire (2) ou de plonger un corps dans un bac de formol.

"Nous avons tendance à oublier le saut prodigieux dans l'inconnu que Gauguin a fait faire à son temps, écrit Pierre Francastel, en 1950, dans Peinture et société. C'est parce qu'il ne pouvait pas se contenter de creuser les problèmes en les approfondissant par la méditation et la réflexion comme Cézanne – qui fut presque l'homme d'un paysage – que sa destinée a été orientée. Il a couru aux antipodes faute de trouver chez nous un aliment pour son génie. […] Gauguin le premier a été l'homme qui a élargi nos horizons non pas seulement sentimentaux mais figuratifs. Il occupe de ce point de vue une place unique dans l'histoire des transformations de l'espace moderne. Il est le héros du rapprochement des civilisations. Il a donc, avant tout, matériellement brisé les cadres de l'ancien espace. Si l'on peut rêver aujourd'hui d'une civilisation fondée sur un nouvel humanisme, ce n'est certainement pas en pensant à de vaines nostalgies, mais à un effort concret de l'homme pour mieux saisir les conditions permanentes de sa destinée."

Francastel ajoute : "La suggestion incontestable qu'éprouvent tous ceux qui regardent les Gauguin est le produit non d'un miracle de sensibilité, mais d'un miracle d'art. Ce n'est pas l'émotion de Gauguin qui l'a fait peintre, c'est sa puissance à exprimer, c'est-à-dire à préciser et à matérialiser un certain nombre de détails précis plastiquement ordonnés (3)."

Damien Hirst est sans doute sensible, comme beaucoup de monde : "Mr. Hirst said he became fascinated with childbirth after having children of his own." (4) A-t-il pour autant en quoi que ce soit élargi nos horizons figuratifs ?

Notes

1. Georges Braque, La Caisse d'emballage, 1947, Suisse, Nahmad Collection.
2. Sur le site officiel de Damien Hirst, on peut lire par exemple : "'For the Love of God' acts as a reminder that our existence on earth is transient." Au cas où l'on n'aurait pas compris.
3. Pierre Francastel, Peinture et société, Denoël, 1977, p. 210-211.
4. Jean-Antoine Houdon, je dis ça comme ça, n'a pas attendu d'avoir des enfants pour s'intéresser à la petite enfance : "L'intérêt du sculpteur pour la toute petite enfance se manifesta avant la naissance de sa propre fille avec un buste tout à fait extraordinaire, celui d'un nouveau-né que l'on pense identifier avec Auguste-Romain de Bourge […] Cette sculpture anticipe la description individualisée du visage enfantin qui se développa chez Houdon en transcrivant les traits de ses filles : le petit de Bourge, si l'on accepte cette identification, est scruté sans complaisance. C'est un gros bébé joufflu, au crâne quelque peu difforme […], à la moue revêche et aux yeux tristes étonnamment présents." Houdon, Musée du Louvre, 2006, p. 172.