Pourquoi j'ai fait quoi ?

Une figure lointaine, atone, quasi inanimée.

En 1980, André Green invente le complexe de la "mère morte" : "Ce travail  ne traite pas des conséquences psychiques de la mort réelle de la mère, mais plutôt d'une imago qui s'est constituée dans la psyché de l'enfant, à la suite de la dépression maternelle, transformant brutalement l'objet vivant, source de la vitalité de l'enfant, en figure lointaine, atone, quasi inanimée, imprégnant très profondément les investissements de certains sujets que nous avons en analyse et pesant sur le destin de leur avenir libidinal objectal et narcissique. La mère morte est donc une mère  qui demeure en vie, mais qui est pour ainsi dire morte psychiquement aux yeux du jeune enfant dont elle prend soin (1)."

La mère d'Ève est une figure lointaine. On la distingue au tout début du film, à travers le regard de sa fille, qui la filme en même temps qu'elle anticipe chacun de ses faits et gestes. Ève la déteste. Elle est blessée par son comportement. Quand sa mère lui demande comment elle va, elle n'attend même pas, s'indigne-t-elle, qu'elle lui réponde. L'une de ses amies, Lise, lui demande, d'ailleurs, comment elle peut supporter cela : "Elle te parle, et elle se barre." Elle n'est donc pas seule à trouver cela anormal.

Tous les éléments constitutifs du complexe de la mère morte sont présents dans le film de Haneke. Et le comportement d'Ève, jusqu'à sa tentative de suicide, peut s'expliquer ainsi. Cette dépression a lieu "en présence de l'objet, lui-même absorbé par un deuil", note André Green. "La mère, pour une raison ou pour une autre, s'est déprimée." La perte d'un être cher est l'une des causes de cette dépression maternelle, le cas le plus grave, souligne André Green, étant celui de la mort d'un enfant en bas âge. Or, on apprend au cours du film qu'Ève a perdu son frère aîné, qu'elle aimait beaucoup, quand elle avait 5 ans (2).

Mais cette dépression peut être en même temps déclenchée par une déception qui inflige une blessure narcissique. Green prend l'exemple de la liaison amoureuse du père qui délaisse la mère. On le sait, les parents d'Ève ont divorcé. À un moment donné, son père a "disparu", pour reprendre l'expression qu'emploie Ève.

Après la mort réelle de sa mère, son père se transforme en une sorte de "mère morte" (3). Ève prend conscience de la distance infranchissable qui la sépare de son père. Son impuissance à établir un contact se manifeste quand elle pleure dans la voiture. Pleurs qu'elle réprime très vite ("C'est ok"), puisqu'il ne peut pas comprendre de toute façon : "On y va, là."

"La transformation dans la vie psychique, au moment du deuil soudain de la mère qui désinvestit brutalement son enfant, est vécu par lui comme une catastrophe", note André Green. Ce traumatisme narcissique entraîne en même temps une perte de sens.

Le sujet est pris entre une mère morte et un père inaccessible. Dans un premier temps, il lutte activement contre cette angoisse. Après le divorce de ses parents, Ève est extrêmement virulente. Pour qu'elle "se calme", on lui donne des médicaments, qu'elle refuse de prendre. Dans un second temps, le Moi met en œuvre une série de défenses d'une autre nature. "Le désinvestissement de l'objet maternel, écrit André Green, constitue un meurtre psychique de l'objet, accompli sans haine (4)."

"Pourquoi j'ai fait quoi ?"
(On comprend qu'elle a empoisonné sa mère)

Cette perte de sens se traduit de différentes façons. Ève sacrifie son hamster, avant de s'en prendre à sa mère, qu'elle cherche, pour se venger, à faire taire (5). La quête de ce sens perdu l'amène en même temps à développer de façon précoce des capacités fantasmatiques et intellectuelles du Moi (6). "L'enfant a fait la cruelle expérience de sa dépendance aux variations d'humeur de la mère. Il consacre désormais ses efforts à deviner ou à anticiper."

Mais André Green a découvert que si ses analysants se plaignaient des agissements de leur mère, c'est de son absence qu'il était surtout question : "Quand elle était présente, elle demeurait indifférente, même lorsqu'elle accablait l'enfant de ses reproches." Comme quand la mère d'Ève s'en prend à son hamster.

"La mère morte avait emporté, dans le désinvestissement dont elle avait été l'objet, l'essentiel de l'amour dont elle avait été investie avant son deuil : son regard, le ton de sa voix, son odeur, le souvenir de sa caresse. La perte de contact physique avait entraîné le refoulement de la trace mnésique de son toucher", résume André Green. Dans le film de Michael Haneke, ces contacts physiques sont toujours surjoués (7), quand ils ne sont pas inexistants.

On ne sait pas si Ève va pouvoir vivre normalement et établir avec les autres des relations durables. Mais sa discussion avec son grand-père l'aura sans doute positivement marquée (8). Il l'écoute, lui repose plusieurs fois la même question : "Pourquoi tu as fait ça ?" Il lui montre des photos de sa grand-mère. On comprend qu'il l'aimait (9). Il lui fait en même temps percevoir toute la différence qu'il existe entre le fait de voir sur un écran un oiseau se faire dé-chi-que-ter, et le fait de le voir dans la réalité (10).

"Appelant toute chose, je récitai qu'elle était grande, appelant toute bête, qu'elle était belle et bonne. / Ô mes plus grandes / fleurs voraces, parmi la feuille rouge, à dévorer tous mes plus beaux / insectes verts ! Les bouquets au jardin sentaient le cimetière de famille. Et une très petite sœur était morte ; j'avais eu, qui sent bon, son cercueil d'acajou entre les glaces de trois chambres. Et il ne fallait pas tuer l'oiseau-mouche d'un caillou…"

Notes

1. André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Les Éditions de minuit, 1983.
2. Elle filme son demi-frère dans son berceau et se dit : "Ça pourrait le remplacer."
3. "Je t'aime beaucoup. Il faut que tu me crois", lui dit son père. Elle lui répond : "Je sais que tu n'aimes personne. Tu n'aimais pas maman, tu n'aimes pas Anaïs, tu n'aimes pas cette Claire et tu ne m'aimes pas non plus. C'est pas plus grave que ça. Je veux juste pas aller dans un foyer."
4. L'identification inconsciente à la mère morte est l'autre face de ce désinvestissement. Cette identification se produit à l'insu du Moi du sujet, d'où son caractère aliénant. "Dans les relations d'objet ultérieures, le sujet mettra activement en œuvre le désinvestissement d'un objet en passe de décevoir, répétant la défense ancienne, mais, ce dont il sera totalement inconscient, c'est de l'identification à la mère morte." Ève n'aime pas une camarade, qu'elle tente d'empoisonner. Son grand-père lui fait prendre conscience de son acte.
5. Ça marche : "Maintenant, on l'entend moins."
6. "Le développement intellectuel s'inscrit dans la contrainte de penser", écrit André Green. Ce "morceau d'étoffe cognitive" sert à masquer le "trou du désinvestissement". "Toi, t'es précoce", lance Thomas à sa fille, sur la plage.
7. Par exemple quand Anne Laurent prend son fils dans ses bras ou quand elle cherche à consoler la fille de ses employés.
8. Même si les effets de cette discussion ne sont pas immédiatement perceptibles, comme la fin du film semble le montrer – un tel effet différé n'aurait rien de surprenant, compte tenu de son âge et de la relation de défiance qu'elle a connue jusqu'alors avec le monde des adultes. Mais quelque chose a bien changé. Au début du film, le portable est une arme. À la fin du film, elle s'en sert comme un réalisateur d'une caméra. Plus besoin de commenter les images que l'on crée. Les visées sont différentes. Ses premiers enregistrements étaient obscènes, ces dernières images relèvent d'une tout autre logique. Son grand-père a trouvé en elle quelqu'un pour l'accompagner. On touche peut-être ici à l'essence même du cinéma.
9. Dans Le malaise dans la culture, Freud énumère les méthodes "par lesquelles les hommes s'efforcent d'obtenir le bonheur et de tenir la souffrance à distance". Parmi celles-ci, le fait d'aimer et d'être aimé tient une place particulière. "Le côté faible de cette technique de vie apparaît clairement ; sinon, note Freud, il ne serait bien sûr venu à l'idée d'aucun homme de quitter pour une autre cette voie vers le bonheur. Jamais nous ne sommes davantage privés de protection contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais nous ne sommes davantage dans le malheur et le désaide que lorsque nous avons perdu l'objet aimé ou son amour." Mais "la technique de vie fondée sur la valeur-bonheur de l'amour ne se trouve pas pour autant liquidée", tempère Freud. Pour Marco Bellocchio, l'amour est peut-être la seule chose qui nous reste, non pas l'amour du genre humain, mais tomber amoureux d'une personne en particulier. "Le commandement "Aime ton prochain comme toi-même" est la défense la plus forte contre l'agression humaine", écrit Freud. Mais "le commandement est impraticable". "Un amour qui ne choisit pas nous semble perdre une partie de sa valeur propre du fait qu'il est injuste envers l'objet. Et qui plus est : les hommes ne sont pas tous dignes d'être aimés."
L'ora di religione
10. Ève, qui filme imperturbablement tout ce qui se passe, mais qui a aussi vu le corps de son frère mort quand elle avait 5 ans, peut comprendre cela. Quand elle se rend à l'hôpital pour voir sa mère, elle est confrontée une nouvelle fois à la réalité. Dans Powidoki, de Wajda, Nika, la fille du peintre Wladyslaw Strzeminski, rend visite à sa mère à l'hôpital. Quand celle-ci meurt, son corps est recouvert d'un drap. Mais quand son père meurt à son tour, elle arrive trop tard. Une infirmière est en train de refaire le lit. Une image peut résumer un film.