Emily L.

Quand, en 1987, Marguerite Duras publie Emily L., qui a entendu parler en France d'Emily Dickinson ? "Notre connaissance d'Emily Dickinson demeure encore aujourd'hui fragmentaire, car elle repose sur des choix de poèmes", écrit Claire Malroux… en 2001. Ses Poésies complètes ne seront publiées qu'en 2009.

"C'est surtout vers la fin du XXe siècle que les traductions se multiplient, et que ce nom se répand sous la plume des écrivains français", note Françoise Delphy (1). Elle cite Guy Goffette, qui est Belge, ou encore Christian Bobin, qui n'hésite pas à écrire : "L'humilité est son orgueil, l'effacement son triomphe (2)." Mais le nom de M. Duras, par exemple, n'apparaît pas. F. Delphy ajoute : "L'intérêt pour sa vie et son œuvre, loin de se cantonner à la seule sphère de la littérature, se manifeste également dans les autres arts : le théâtre, mais aussi la musique, et même la danse. […] Dans le deuxième album de Carla Bruni sorti en 2007, on trouve ainsi, parmi divers poèmes de langue anglaise, trois textes d'Emily Dickinson."

Pourtant, en octobre 1986, à propos d'un poème d'E. Dickinson, Philippe Jaccottet écrivait déjà : "On éprouve un émerveillement, comme devant certains haïkus dans lesquels les choses les plus humbles font office de clefs ouvrant sur de profonds espaces. Puis, se demande-t-on de quoi parlent ces vers, on hésite (3)." Dans Truinas, il note : "[Anne de Staël] me raconta que, peu de jours avant la mort d'André [du Bouchet], comme elle lui proposait de lui lire des pages – qui lui avaient semblé, à elle, particulièrement complexes – écrites à propos de sa poésie, il en avait décliné l'offre ; pour accepter, en revanche, avec gratitude, qu'elle lui lût des poèmes d'Emily Dickinson, dont elle me confia combien depuis toujours elle les admirait ; ajoutant, de cette façon si directe qu'on ne peut qu'aimer chez elle, ces mots, ou à peu près : "Comme si, devant la mort, ne tenait que ce qui se comprend de soi…" (4)"

Jean-Luc Godard cite son nom dans Histoire(s) du cinéma (5). On voit un tableau de Gabriele Münter, Jawlensky und Werefkin, à l'image et cette phrase est prononcée : "Le plus éphémère des instants possède un illustre passé."

"Qu'on voye, en ce que j'emprunte, si j'ay sçeu choisir de quoy rehausser mon propos (6)." Cette proposition de Montaigne s'applique à Godard comme à Duras, qui ne mentionne pas le nom d'E. Dickinson dans Emily L. Mais son poème There's a certain Slant of light y apparaît en filigrane. Pourquoi commence-t-on à écrire ? Dans un entretien publié en italien en 1989, M. Duras apporte la réponse suivante : "Je pense à mon dernier roman, Emily L. Emily lit, elle écrit des poèmes : tout, à vrai dire, a commencé par la littérature, que lui a suggérée son père, des vers d'Emily Dickinson, dont le livre, de loin, s'inspire (7)."

Notes

1. "Emily Dickinson et nous", Poésies complètes, Flammarion, 2009.
2. Christian Bobin, La Dame Blanche, Gallimard, 2007.
3. Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison. Carnets (1980-1994), Gallimard, 1996, p. 90. Il s'agit du poème : "Where every bird is bold to go."
4. Truinas. Le 21 avril 2001, La Dogana, 2004, p. 22 et suiv. P. Jaccottet évoque ensuite la mémoire de Gustave Roud et son attachement pour E. Dickinson : "La rencontre que j'ai faite, adolescent, de l'œuvre et de la personne de Roud aura été décisive pour me fortifier dans une conception de la poésie où le travail d'écrire et le mode de vie, la façon de se tenir dans la vie, devaient être indissociablement liés."
5. "Les signes parmi nous", 1998. Source : le site de Céline Scemama.
6. "Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon langage, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont tous, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et anciens qu'ils me semblent se nommer assez sans moi. Ez raisons et inventions que je transplante en mon solage et confons aux miennes, j'ay à escient ommis parfois d'en marquer l'autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d'escrits, notamment jeunes escrits d'hommes encore vivants, et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler et qui semble convaincre la conception et le dessein, vulgaire de mesmes. Je veux qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits. J'aimeray quelqu'un qui me sçache deplumer, je dy par clairté de jugement et par la seule distinction de la force et beauté des propos." Livre II, chapitre 10, "Des livres".
7. Propos retraduits en français par René de Ceccatty. La passion suspendue. Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, Seuil, 2013, p. 79.