Gommer le passé ?

Positif écrit : "À regarder de plus près, Nelly est déjà un fantôme. Son angoisse s'accroît en voyant les anciennes photographies d'elle et de ses amis, dont certains ont péri. (1) Nelly exige du médecin une reconstitution précise de son visage d'antan. (2) Elle veut redevenir comme avant (wie früher). Mais avant quoi ? Avant la perte de sa joie ? la folie nazie ? Ainsi elle gomme son vécu et le passé hitlérien."

Comment le pourrait-elle ? Johnny en revanche a de bonnes raisons de se couper de ce passé – jusqu'à ne pas la reconnaître. Dans "Inhibition, symptôme et angoisse", publié pour la première fois en 1926, Freud présente deux techniques qui se démarquent du simple refoulement mais qui sont également formatrices de symptômes. La première est le "rendre non advenu" :

Elle est pour ainsi dire magie négative, elle veut, par une symbolique motrice, "enlever en soufflant dessus" non pas les conséquences d’un événement (d'une impression, d'une expérience vécue), mais cet événement lui-même. Choisir l'expression ci-dessus, c'est renvoyer au rôle que joue cette technique non seulement dans la névrose, mais aussi dans les pratiques d'enchantement, les coutumes populaires et dans le cérémonial religieux. Dans la névrose de contrainte, on rencontre le rendre non advenu d'abord dans les symptômes en-deux-temps, où le second acte suprime le premier, comme si rien n'était advenu, là où en réalité les deux sont advenus. Le cérémonial de la névrose de contrainte trouve dans la visée du rendre non advenu sa seconde racine. La première est la prévention, la précaution, pour que quelque chose de déterminé n'advienne pas, ne se répète pas. La différence est facile à saisir ; les mesures de précaution sont rationnelles, les "suppressions" par le rendre non advenu irrationnelles, de nature magique. Naturellement il faut supposer que cette seconde racine est plus ancienne, issue de l'attitude animiste à l'égard du monde environnant. La tendance au rendre non advenu trouve une transition par dégradé vers le normal dans la décision de traiter un événement comme "non arrivé", mais alors on n'entreprend rien contre, on ne se préoccupe ni de l'événement, ni de ses conséquences, tandis que dans la névrose on cherche à supprimer le passé lui-même, à le refouler de façon motrice. (3)

Quelles ont été les réactions allemandes au processus de destruction ? "À l'inverse de la tendance juive qui cherchait à tirer une identité de l'Holocauste (4), les Allemands, eux, s'efforçaient de s'en dissocier, écrit Raul Hilberg. De tous les termes utilisés dans les années de l'après-guerre pour décrire les actes du régime nazi, la plus révélatrice est la référence globale au "passé" (Vergangenheit). Elle circonscrit le phénomène, le coupant radicalement du présent." (5) C'est ce que Fassbinder a su traduire, dans Le Mariage de Maria Braun, notamment.

Tony Judt a montré que les décisions qui ont été prises dans l'immédiat après-guerre, et qui pèsent encore aujourd'hui, allaient dans ce sens : "In his first official address to the parliament of the Federal Republic of Germany, on September 20th 1949, Konrad Adenauer had this to say about denazification and the Nazi legacy: 'The government of the Federal Republic, in the belief that many have subjectively atoned for a guilt that was not heavy, is determined where it appears acceptable to do so to put the past behind us.' There is no doubt that many Germans heartily endorsed this assertion. If denazification aborted, it was because for political purposes Germans had spontaneously 'denazified' themselves on May 8th 1945. (6)

Adenauer (1949-1963), Le Mariage de Maria Braun

Notes

1. Certains sont désignés comme ayant été des nazis.
2. Le lui reproche-t-on ? N'est-ce pas normal ? Veut-elle "gommer son vécu" ? À Johnny, elle décrit ce qu'elle a vu à Auschwitz. Pour être "crédible", ne doit-elle pas pouvoir le faire ? Quand les aubergistes la reconnaissent, elle constate qu'ils ne lui ont pas posé de question.
3. Nelly ne veut pas rendre non advenu l'événement lui-même, mais s'attaque aux conséquences de cet événement, comme Petzold, dans ce film. "L'autre technique est l'isoler, qui revient en propre à la névrose de contrainte. […] L'expérience vécue ne se trouve pas oubliée, mais dépouillée de son affect et ses relations associatives se trouvent réprimées ou interrompues, si bien qu'elle reste là, comme isolée, et qu'elle n'est pas non plus reproduite dans le cours de l'activité de pensée. L'effet de cette isolation est alors le même que dans le refoulement avec amnésie." OCF, XVII, PUF, 1992, p. 236-238.
4. On peut lire dans Positif : "Lene s'enflamme pour ses recherches sur les victimes de l'Holocauste. Au-delà de sa méfiance envers M. Lenz, sa tristesse reflète le trauma de la communauté juive et l'amertume d'une Allemagne réduite en cendres." Lene "s'enflamme"-t-elle ? Est-ce de la "méfiance" ? Elle sait ce qu'il a fait ! Peut-on parler simplement de "tristesse" ? Etc.
5. Raul Hilberg, La destruction des juifs d'Europe, Fayard, 1988, p. 908. Il ajoute : "Et le fait est que les traces d'une présence juive en Allemagne sont à peine visibles. Quelques décennies seulement après la guerre, l'observateur fortuit pouvait aisément croire que les Juifs n'avaient jamais vécu des siècles durant en Allemagne." Alexander et Margarete Mitscherlich ont longuement décrit ce processus dans Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif. Publié en Allemagne en 1967 (Die Unfähigkeit zu trauern) et traduit en français en 1972.
6. "And the German people were not alone. In Italy the daily newspaper of the new Christian Democratic Party put out a similar call to oblivion on the day of Hitler’s death: 'We have the strength to forget!,' it proclaimed. 'Forget as soon as possible!' In the East the Communists’s strongest suit was their promise to make a revolutionary new beginning in countries where everyone had something to forget—things done to them or things they had done themselves. All over Europe there was a strong disposition to put the past away and start afresh, to follow Isocrates’s recommendations to the Athenians at the close of the Peloponnesian Wars: 'Let us govern collectively as though nothing bad had taken place.' This distrust of short-term memory, the search for serviceable myths of anti-fascism—for a Germany of anti-Nazis, a France of resisters or a Poland of victims—was the most important invisible legacy of World War Two in Europe. In its positive form it facilitated national recovery by allowing men like Marshal Tito, Charles de Gaulle or Konrad Adenauer to offer their fellow countrymen a plausible and even prideful account of themselves. Even East Germany claimed a noble point of origin, an invented tradition: the fabled and largely fabricated Communist 'uprising' in Buchenwald in April 1945. Such accounts allowed countries that had suffered war passively, like the Netherlands, to set aside the record of their compromises, and those whose activism had proven misguided, like Croatia, to bury it in a blurred story of competing heroisms. Without such collective amnesia, Europe's astonishing post-war recovery would not have been possible. To be sure, much was put out of mind that would subsequently return in discomforting ways. But only much later would it become clear just how much post-war Europe rested on foundation myths that would fracture and shift with the passage of years. In the circumstances of 1945, in a continent covered with rubble, there was much to be gained by behaving as though the past was indeed dead and buried and a new age about to begin. The price paid was a certain amount of selective, collective forgetting, notably in Germany. But then, in Germany above all, there was much to forget." Postwar: A History of Europe since 1945, Vintage, 2010, p. 61-62.