Selon Eithne O'Neill, Phoenix "ravive en filigrane le récit d'Alexander Kluge Une expérience d'amour". Christian Petzold dit s'en être inspiré, en effet, mais jusqu'à quel point ? (1)
"La version française du titre, note Eithne O'Neill, relève l'ambiguïté du terme "expérience" et le conflit entre la mécanisation inhumaine et le pouvoir des sentiments. Dans un texte de trois pages, afin de lancer une réflexion sur le rapport entre la souffrance et l'éros, Kluge adopte la persona d'un officiel [sic] nazi décrivant une expérience menée aux camps. Deux amoureux [sic] sont isolés et mis à nu : "Maintenant, ils pouvaient enfin se réunir, et maintenant, ils ne le voulaient pas." Résistant à l’accouplement artificiel, les déportés sont fusillés. Serait-ce que l'amour est plus fort que la passion ? Par implication, ce couple-ci atteint une dimension héroïque. Dans un contexte semblable, Nelly et Johnny …"
Le contexte est-il semblable ?
Johnny n'a pas été déporté, il n'est pas juif. Nelly et Johnny/Johannes se revoient à Berlin après la guerre, ils sont libres. De qui sont-ils les "cobayes" (Versuchspersonen) ? Dans le texte de Kluge, "J" abandonne son mari "aryen" pour suivre "P", son amant, à Prague, puis à Paris. Quand "P" est arrêté, "J" cherche à le retrouver et se fait elle-même arrêter. Johnny, lui, pour échapper à la prison, accepte de divorcer d'avec une juive – le document qui porte sa signature est daté du jour de son arrestation. Nelly est arrêtée peu après.
De quelle "expérience" s'agit-il ?
Le contexte lève toutes les "ambiguïtés" possibles, puisque l'on sait où l'on se trouve. Le récit de Kluge, qui a la forme d'un rapport, commence ainsi : "En 1943, les rayons X étaient considérés comme le procédé le moins onéreux de stérilisation massive dans les camps. Mais on se demandait si l'infécondité ainsi obtenue avait un effet persistant." Pour le savoir, les nazis se livrent à cette "expérience". Mais les "cobayes" se comportent différemment de ce qu’ils ont imaginé. L'"expérience" ayant échoué, ils sont fusillés. (2)
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Kluge veut-il lancer "une réflexion sur le rapport entre la souffrance et l'éros" ? Cette attitude (ne pas faire l'amour avec la personne que l'on aime quand la possibilité se présente) est-elle "héroïque" ? (3) C'est le point de vue du bourreau qu'Eithne O'Neill semble ici adopter, sans s'en rendre compte. "Doit-on en conclure qu'à un certain degré de malheur on ne peut plus faire l'amour ?", s'interroge stupidement l'auteur du rapport. "D'une étrange façon, l'échec des nazis se révèle être une victoire de l'amour, souligne Christian Petzold, un amour perdu [le sait-on ?] qui ne pourra pas être ravivé par ces criminels [encore heureux !]." Certes, mais son film ne parle pas de ça. Johnny n'est pas dans la position de "P". Il est passé de l'autre côté de la vitre et se fait appeler Johannes. Quand Nelly lui demande finalement et sans détour s'il a trahi sa femme, il ne répond pas.
Dans Homo sacer, Giorgio Agamben expose la thèse selon laquelle l'acte fondamental du pouvoir souverain est la production de ce qu'il nomme la "vie nue" : la politique comme biopolitique. Pour pouvoir interpréter à la fois la nouvelle de Kluge et Phoenix, peut-être faut-il repartir de cette thèse. L'homo sacer étant à chaque instant exposé à une menace inconditionnée de mort, il est perpétuellement en rapport avec le pouvoir qui l'a banni, explique Agamben en substance. (4) C'est de cela dont il est question dans Phoenix. Nelly parvient à s'en sortir en se coupant de ceux qui voulaient continuer de la priver de tout droit – Raul Hilberg a montré par ailleurs que la négation de l'extermination faisait partie de l'extermination. Elle existe sans eux.
Notes
1. Alexander Kluge en a tiré un court métrage (1998). On le trouve sur internet ou (c'est mieux) en DVD (édition filmmuseum, n° 20). Pour Wikipédia, le film de Petzold "se base" sur cette nouvelle. Le texte de cette nouvelle a été publié en français, avec quelques erreurs, dans Chronique des sentiments (Gallimard, 2003).
2. Dans Salò ou les 120 Journées de Sodome, les tortionnaires se livrent à ce genre d'"expérience". Ils disent aux jeunes "mariés" qu'ils ont déshabillés de force : "Vous êtes libres de donner libre cours à vos sentiments." "Le marquis de Sade est à la mode, écrit Imre Kertész, dans Journal de Galère. Son seul intérêt à mes yeux est de montrer que l'infantilisme est absolument dominant dans ce qu'on appelle le mal. […] L'univers du Démiurge, c'est-à-dire celui de Sade, est condensé dans Auschwitz. À ceci près que les créateurs d'Auschwitz ne jouissaient pas et que très peu de SS se promenaient avec "le membre dressé vers le ciel". […] Pour imaginer les orgies de Sade, il faudrait se représenter un mélange déprimant de crasse, de puanteur, de blessures purulentes, de sang et d'excréments, où seuls les malades mentaux trouveraient matière à plaisir et non à compassion remplie d'horreur et de dégoût. L'univers de Sade est dans son intégralité un univers esthétique, tandis que la réalité d'Auschwitz est un univers impensable, un monde qu'on ne peut penser qu'à l'aide de l'imagination esthétique – et cela mène aussi à un orgasme esthétique. C'est étrange comme l'homme se débat entre la réalité et l'imagination …" (Actes Sud, 2010, p. 253-254) Les tortionnaires de Kluge se demandent si cette "expérience" ne les aura pas finalement excités eux-mêmes.
3. Leur attitude en elle-même est héroïque.
4. Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997. Agamben ajoute : "La possibilité de faire le partage entre notre corps biologique et notre corps politique, entre ce qui est incommunicable et muet et ce qui est communicable et exprimable, nous a été enlevée [à partir de l'expérience des camps] une fois pour toutes." On espère que non, avec Petzold, même si l'actualité donne chaque jour raison à Agamben. Cet état d'exception que Sade décrit, que Pasolini a mis en scène et qui renvoie aux camps devient la norme : "La modernité de Sade tient au fait qu'il a exposé de façon incomparable la signification absolument politique (c'est-à-dire biopolitique) de la sexualité et de la vie physiologique elle-même. Comme dans les camps de nos jours, l'organisation totalitaire de la vie dans le château de Silling [dans la nouvelle de Kluge, les nazis attendent dans le "château"], avec ses minutieux règlements qui ne négligent aucun des aspects de la vie physiologique (pas même la fonction digestive, codifiée et rendue publique de façon obsessionnelle), s'enracine dans le fait que pour la première fois une organisation normale et collective (donc politique) de la vie humaine, fondée exclusivement sur la vie nue, est ici pensée." En revanche, la question du sadomasochisme, tel que défini par Agamben ("cette technique sexuelle qui consiste à faire émerger la vie nue chez le partenaire"), ne se pose pas dans Phoenix. Johnny a d'autres intentions et Nelly n'est pas "maso". Imre Kertész a répondu par ailleurs sur ce point (voir note 2). Quand Agamben écrit : "La symétrie entre l'homo sacer et le souverain se retrouve dans la complicité qui lie le masochiste au sadique, la victime au bourreau." On ne peut pas le suivre, s'agissant des camps. Mais avec la téléréalité, internet, les réseaux sociaux, ne se rapproche-t-on pas de ce modèle ? "Dans le projet de Dolmancé, relève Agamben, le boudoir a entièrement remplacé la cité, dans une dimension où public et privé, vie nue et existence politique échangent leurs rôles."