Le montage

Dans Histoire(s) du cinéma (1), Jean-Luc Godard superpose deux images : une photographie en couleur de Marilyn Monroe, regardant l'objectif, et un plan des Oiseaux de Hitchcock, où l'on voit des corbeaux s'envoler.

Il fait dire à Alain Cuny ce texte d'Élie Faure, qu'il a lui-même légèrement remanié (2) : "Même, et peut-être surtout, quand il n'a pour instrument de travail que le noir et le blanc, même alors, il manie le monde comme un drame constant, que le jour et l'obscurité modèlent, creusent, convulsent, calment et font naître et mourir au gré de sa passion, de sa tristesse, de l'envie désespérée d'éternité et d'absolu qui bouleversent son cœur. Un phare d'auto, un visage endormi, des ténèbres qui s'animent, des êtres penchés sur un berceau où toute lumière tombe, un fusillé contre un mur sale, un chemin boueux longeant la mer, un coin de rue, un ciel obscur, un rayon sur une prairie, l'empire du vent découvert dans un nuage qui vole. Il n'y a que des traits noirs croisés sur une toile blonde et la tragédie de l'espace et la tragédie de la vie tordent l'écran dans leur feu."

Le cinéma est "le seul qui ait pu se permettre de mêler de la boue à la lueur des yeux, d'introduire du feu dans la cendre, de faire briller dans un linceul une rose ou un bleu pâle aussi frais qu'une rose. Son humanité est réellement formidable. Elle est fatale comme la plainte, dévastatrice comme l'amour, dramatique comme l'échange indifférent et continu, entre tout ce qui naît et tout ce qui meurt. En suivant notre marche à la mort, aux traces de sang qui la marquent, le cinéma ne pleure pas, ne pleure pas sur nous, il ne nous réconforte pas puisqu'il est avec nous, puisqu'il est nous-mêmes. Il est là quand le berceau s'éclaire. Il est là quand la jeune fille nous apparaît penchée à la fenêtre avec ses yeux qui ne savent pas et une perle entre les seins. Il est là quand nous l'avons déshabillée, quand son torse dur tremble au battement de notre fièvre."

On peut se demander si ce cinéma-là, qui ne pleure pas sur nous, existe encore. "L'inadéquation fabuleuse entre les moyens du cinéma et son projet frappe dorénavant de mort le produit qui en sort", note M. Duras en 1977 (3). Le spectateur s'en désintéresse. "C'est seulement parce que l'art est sorti de la sphère de l'intérêt pour devenir simplement intéressant qu'il trouve auprès de nous un si bon accueil", constate de son côté Giorgio Agamben (4).

Notes

1. "Le contrôle de l'univers". Histoire(s) du cinéma, 1998.
2. Ce texte est tiré d'Histoire de l'art, "L'art moderne", "Rembrandt", 1921. Élie Faure écrit : "Il n'y a que des traits noirs croisés sur une page blonde et la tragédie de l'espace et la tragédie de la vie tordent la feuille dans leur feu."
3. Le Camion, Les Éditions de Minuit, 1977, "Deuxième projet", p. 76-77.
4. Giorgio Agamben, L'Homme sans contenu, Circé, 1996, p. 11. G. Agamben cite ce passage de Nietzsche : ""Est beau, dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé." – Désintéressé ! Comparez avec cette définition cette autre, d'un véritable spectateur et d'un artiste – Stendhal, qui appelle quelque part la beauté une promesse de bonheur. En tout cas, ici est récusé et rayé le seul aspect du fait esthétique que Kant mette en relief : le désintéressement. Qui a raison, Kant ou Stendhal ?", Généalogie de la morale, "Troisième dissertation".