L'affiche de Leete

Le 5 août 1914, Lord Kitchener est désigné secrétaire d'État aux Armées. Le même jour, The Times publie un appel aux armes : "Ton roi et ta nation ont besoin de toi. Répondras-tu à l'appel de la nation ?" En septembre 1914, l'affiche d'Alfred Leete vient renforcer cet appel.

On peut mesurer l'impact d'une affiche au nombre de variantes qu'elle suscite. Mais l'on dispose aussi parfois des témoignages de ceux à qui elle s'adresse. "Les yeux de Kitchener, perçant à travers l’affiche ubiquitaire, laissèrent une profonde impression sur les contemporains", souligne ainsi Carlo Ginzburg. Un journaliste écrit même : "Leur couleur est vraiment magnifique, d’un bleu aussi profond et clair que celui de la mer dans ses moments les plus azurs – et ils fixent le monde, avec la droiture parfaite d'un homme qui voit où il va (1)." Derrière cette envolée lyrique disparaît la figure de Kitchener qui, selon Churchill, qui avait servi sous ses ordres au Soudan, "traitait les hommes comme des machines, du plus simple soldat dont la santé ne l'intéressait pas le moins du monde aux officiers qu'il contrôlait d’une main de fer".

Variantes

 

Cette affiche de Lette semble avoir déclenché cette même peur, cette même révérence, cette même terreur – trois termes que l'on retrouve dans le titre du livre de Carlo Ginzburg –, que le Léviathan de Thomas Hobbes. Un autre journaliste relève d'ailleurs : "La terreur qu’ils inspirent [les yeux de Kitchener] est rendue plus forte encore à cause d’un strabisme qui a eu tendance à augmenter avec l'âge."

"Du géant qui conduit les révolutions de notre temps, s'il fallait trouver l'origine, il faudrait aller la chercher avant les Lumières, dans la figure du Léviathan imaginée par Thomas Hobbes en 1651", note de son côté Jean Clair dans son ouvrage Hubris (2) : "Dans les romans populaires, les monstres sortent des tombeaux. Ils sont enfouis dans la mémoire la plus ancienne mais, quand ils montent à la lumière du jour, qu'ils se montrent, ils frappent par leur aspect, provoquant terreur et fascination. Figures repoussantes, ils sont aussi une figure de révélation, la mise au jour de ce qui devait rester caché et qui resurgit des temps les plus reculés. Le monstre est un avertissement. C'est, si l'on veut, le "retour du refoulé" par excellence."

D'où sort Trump ? Que met-il à jour ?

Une dernière remarque introductive. Pour Harald Weinrich, les récits sont à prendre avec un certain détachement. Le commentaire, en revanche, modifie la situation des deux partenaires de l'échange et les engage l'un et l'autre (3). On est touché de près par ce que l'on entend, et l'on se doit de réagir. L'objectif de l'affiche de Lette, dont les contemporains n'ont pu se détourner, était bien d'envoyer un tel signal : c'est une question de vie ou de mort. Pour les électeurs de Trump, en est-il de même ? Après lui (si ce n'est pas lui), le déluge ?

Dans un article intitulé "The Dangerous Election", Michael Tomasky écrit : "For conservatives […] the main worry has been what is broadly called "culture," by which we really mean the anger and resentment felt by older white Americans about the fact that the country is no longer "theirs" and that their former status and authority no longer seem what they once were. This rubric takes in a number of issues – immigration, especially illegal immigration; same-sex marriage; a black president in the White House; all the things that conservatives bundle under the reviled label "political correctness." In their minds it is some sort of taint that has infected every institution in this once-great nation and is destroying it daily before their eyes (4)."

Que révèle ce vote en faveur de Trump ?

Pour Hobbes, note Carlo Ginzburg, le pouvoir de l'État ne repose pas sur la simple force, mais sur la crainte : awe en anglais – que l'on peut aussi traduire par terreur. Le Léviathan est une création humaine, une version sécularisée de la figure de la Madonna della Misericordia. Pourquoi les hommes éprouvent-ils le besoin de se placer sous la protection d'une figure tutélaire, comme ce frontispice le montre bien ? Mais Trump est-il vraiment une figure tutélaire ?

Frontispice du Leviathan de Hobbes, 1651 (détail)
La couverture de Time, janvier 2016

Notes

1. C'est moi qui souligne.

2. Hubris. La fabrique du monstre dans l'art moderne, Gallimard, 2012.

3. Harald Weinrich, Le Temps, Seuil, 1973. Contrairement à ce qu'écrit Roland Barthes en 1977, quand un acteur regarde la caméra au cinéma, le film n'est pas toujours "perdu" ("Droit dans les yeux", Œuvres complètes, tome V, Seuil, 2002, p. 357). On passe du "récit" au "commentaire". Monika peut être vu selon cette grille de lecture. Le spectateur est sommé de prendre position : "Que celui d'entre vous qui n'a jamais "pêché" lui jette la première pierre."

4. The New York Review of Books, mars 2016. Michael Tomasky ajoute : "It is no wonder, then, that a man who possesses a sharp instinct for identifying and simplistically fulminating against all these evils should have emerged to define the shape of the Republican race. Donald Trump's rise has taught us a few things about him, chiefly his instinct for dominating the daily news; but mostly it has taught us what the central voting issue of conservatives in the Obama era really is. It’s not taxes or terrorism or even abortion rights. It is that we have been letting in too many undesirables who reject conservatives’ values, compete for jobs, and are changing the country radically and irreparably for the worse. Trump has committed many apostasies, such as his increasingly aggressive condemnation of the Iraq War. (In the February 13 debate, he went so far as to accuse George W. Bush of intentionally lying about Iraq’s alleged weapons. This diverges sharply from the standard Republican line that it’s simply a pity that the intelligence was so wrong.) Trump’s record of statements and positions, which include past support for national health care, abortion rights, and the Clintons, would have been enough to bury most candidates. But for the base of the party he has popular views on Latino and Muslim immigrants, whom he wants respectively to deport and keep out of the country altogether. All else, up through the first three contests at least, two of which he won commandingly, can be forgiven. Or indeed admired. How many of those shocked by his coarseness were among the millions who followed his Apprentice reality show when his bullying manner was already popular?"