Je préfère le tchèque

Kafka éprouvait quelques difficultés avec la langue tchèque dès lors qu'il lui fallait "dépasser l'usage courant". Cela ne l'empêche pas d'écrire à Milena, en mai 1920 : "Je n'ai jamais vécu chez les Allemands ; l'allemand est ma langue maternelle, il m'est donc naturel, mais j'aime bien mieux le tchèque."

Pour le sociologue Bernard Lahire, "cet a priori positif sur le tchèque en tant que langue des domestiques ou des ouvriers, bref des dominés qui résistent au dominant et entendent revendiquer leur existence face à la domination de l'empire des Habsbourg-Lorraine, mais aussi en tant que langue des contes et des littératures populaires qui cimentent la communauté, est aussi surdéterminé par la relation conflictuelle qu'il entretient avec son père : aimer la langue des employés de son père, c'est une manière de dire aussi la position dominée qu'il occupe dans le rapport père-fils". (1)

Le jugement que l’on porte sur une langue est avant tout jugement de circonstance : tout dépend de qui la parle et des usages que l’on en fait ici et ailleurs.

Des travaux portant sur la régulation de l’hétérogénéité linguistique en contexte scolaire multiculturel à Bruxelles ont montré que les élèves, "très sensibles aux représentations existantes d’eux-mêmes et d’autrui", comme le jeune Kafka sans doute, associent "des façons de parler, caractérisées par certaines formes prototypiques, à des catégories sociales ou géographiques". Ces formes "empruntent leur sens à la façon de percevoir ces catégories et au contexte d’énonciation, en fonction du degré d’identification avec ces catégories". (2)

Le rapport d’un individu aux langues dépend donc non seulement du poids de celles-ci dans la société (3) mais aussi de ses expériences socialisatrices, sur lesquelles s’appuie dans son ouvrage B. Lahire pour aborder la création littéraire. Pour résumer, on pourrait dire que deux individus évoluant dans le même contexte développeront des rapports différents aux langues ou à leurs variétés, s'ils ont des expériences différentes de socialisation.

Notes

1. Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Bernard Lahire, La découverte, 2010, p. 123. Dans cet ouvrage de près de 600 pages, B. Lahire évoque le rapport que Kafka entretenait avec l'allemand – sa langue "maternelle", mais qui était aussi surtout pour lui, la langue de son père, dont il ne voulait pas de la vie – le tchèque – à Prague en 1900, la langue des classes populaires – l'hébreu et le yiddish. Milena Jesenská était elle-même Tchèque. Elle meurt à Ravensbrück le 17 mai 1944. B. Lahire est professeur de sociologie à l'École normale supérieure de Lyon.
2. Declercq Karolien, "Une ethnographie sociolinguistique de deux classes multiculturelles à Bruxelles", Ville école intégration, n° 151, Scérén, décembre 2007. L’auteur conclut ainsi son article : "Ce n’est pas la diversité des codes qui entrave l’apprentissage, c’est l’omission de sa prise en compte."
3. Quand plusieurs langues sont en contact, elles se déterminent les unes par rapport aux autres. L'allemand, la langue de l'administration, du commerce, de l'éducation, de la culture, passe avant le tchèque, même si la position du tchèque commence alors à se renforcer. Mais l'allemand parlé par les Juifs germanophones de Prague, par rapport à l'allemand parlé à Berlin ou même à Vienne, est perçu, écrit B. Lahire, comme une "forme fautive et inférieure d'allemand". (Franz Kafka…, op. cit., p. 123)