François Hollande s'est ainsi exprimé lors de la cérémonie internationale de commémoration du soixante-dixième anniversaire du Débarquement en Normandie, qui a eu lieu à Ouistreham le 6 juin 2014 (1). Si cette guerre n'était pas la leur, c'était la guerre de qui ?
Cette formule est passée comme une lettre à la Poste. "La grande cérémonie s'est déroulée sur la plage d'Ouistreham dans l'après-midi de vendredi. L'occasion pour François Hollande de saluer la mémoire de toutes les victimes, y compris allemandes", rapporte simplement Le Monde le jour même (2). Qu'est-ce que ce "eux aussi" veut dire ! Les 120 000 Juifs d'Allemagne qui ont été exterminés n'étaient-ils pas allemands ? Et ce "toutes les victimes" ? Cette phrase est absurde. Cette guerre "n'aurait pas dû" être la leur (3). Oui, en effet, elle n'aurait pas dû.
Si on cherche à aller un peu plus loin, on se rend compte que ces propos ne sont pas si éloignés de ce que Joseph Ratzinger a pu dire le 25 mai 2006 au camp de Birkenau, ils n'ont pourtant pas soulevé autant de réactions : "Le Pape Jean-Paul II était venu ici comme un fils du peuple polonais. Aujourd'hui, je suis ici comme fils du peuple allemand, et c'est précisément pourquoi je dois et je peux dire comme lui : je ne pouvais pas ne pas venir ici. Je devais venir. C'était et c'est un devoir face à la vérité et au droit de ceux qui ont souffert, un devoir devant Dieu d'être ici, en tant que successeur de Jean-Paul II et en tant que fils du peuple allemand – fils du peuple dans lequel un groupe de criminels arriva au pouvoir au moyen de promesses mensongères, au nom de perspectives de grandeur, au nom de l'honneur retrouvé de la nation et de son importance, par des perspectives de bien-être, mais également par la force de la terreur et de l'intimidation, de sorte que notre peuple a pu être utilisé et abusé comme instrument de leur soif de destruction et de domination. Non, je ne pouvais pas ne pas venir ici (4)."
Sur le site du Toronto Sun sous l'article : 'We're like brothers now': WW2 vet says about former enemy (5), on peut lire ce commentaire édifiant : "Neither one would want be in the war in the first place. Sadly, as with most wars, fighters are pawns in the 'game' played by some individuals with political and/or religious powers." À propos de feu son beau-père et de sa rencontre au Canada avec un ancien membre d'équipage d'un bombardier de la RAF, un lecteur écrit : "No hard feelings, just relief one missed the other and handshakes. It was a very humbling moment and a testimony to the human spirit." Un autre lecteur ajoute : "Time heals all wounds." Vraiment ? Allez dire cela à Charlotte Delbo, Imre Kertész ou Marcel Cohen !
De quoi parle-t-on ? D'une guerre conventionnelle ? Les ennemis d'hier sont devenus les amis d'aujourd'hui ? "Wonderful to hear of these two adversaries who have developed a common bond." Wonderful !
Voilà à quoi l'on en arrive quand on prend les gens pour des enfants. L'histoire version Walt Disney. La destruction des Juifs n'a pas été le fait d'une poignée d'individus, comment cela aurait-il pu se faire ! Il fallait d'abord couper tous les liens entre Juifs et Allemands : "En 1933, les Juifs étaient presque complètement émancipés et intégrés à la société allemande : couper tous liens entre Juifs et Allemands était donc devenu une opération des plus complexes. Pratiquement tous les services, bureaux et organismes plus ou moins officiels furent à un moment ou à un autre concernés par l'application des mesures antijuives (6)."
Lösener, l'"expert" du Dr. Stuckart pour les affaires juives, a créé deux groupes pour les "non-aryens" : les Juifs et les Mischlinge. Ces décrets ("The First Ordinance to the Reich Citizenship Law", le décret Lösener, a été promulgué le 14 novembre 1935) sont fondés sur le statut religieux des grands-parents. Ces mesures touchent tout le monde, puisque pour entrer dans l'administration, il faut prouver soi-même que l'on n'est pas Juif (7 documents sont nécessaires). Avant 1875-76, les registres de naissance étant tenus par l'Église, Raul Hilberg écrit : "The churches were drawn into an administrative role in the implementation of the first measure of the destruction process, a task they performed as a matter of course." (7) On pourrait multiplier les exemples.
Des artistes et des intellectuels allemands, autrichiens, se sont interrogés – c'est peu de le dire – après la guerre sur la culpabilité de leurs parents et grands-parents. Comment vivre avec ça ? On vient aujourd'hui leur dire que ceux-ci étaient "courageux" ! Maria Braun meurt à la fin du film de Fassbinder ! Veronika Voss se suicide (elle devient gênante, on la pousse au suicide). La fin de Lola, une femme allemande est sordide (8). La trilogie d'Axel Corti est maintenant disponible en DVD. Tout le monde peut la voir. Pourquoi l'a-t-il intitulée précisément Welcome in Vienna ?
Tony Judt a montré que les décisions qui ont été prises dans l'immédiat après-guerre allaient toutes dans le même sens : "In his first official address to the parliament of the Federal Republic of Germany, on September 20th 1949, Konrad Adenauer had this to say about denazification and the Nazi legacy: 'The government of the Federal Republic, in the belief that many have subjectively atoned for a guilt that was not heavy, is determined where it appears acceptable to do so to put the past behind us.' There is no doubt that many Germans heartily endorsed this assertion. If denazification aborted, it was because for political purposes Germans had spontaneously 'denazified' themselves on May 8th 1945. […] Without such collective amnesia, Europe's astonishing post-war recovery would not have been possible. To be sure, much was put out of mind that would subsequently return in discomforting ways. But only much later would it become clear just how much post-war Europe rested on foundation myths that would fracture and shift with the passage of years. In the circumstances of 1945, in a continent covered with rubble, there was much to be gained by behaving as though the past was indeed dead and buried and a new age about to begin. The price paid was a certain amount of selective, collective forgetting, notably in Germany. But then, in Germany above all, there was much to forget (9)."
En 1967, Alexander et Margarete Mitscherlich publient en Allemagne Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif (10). Ils reviennent dans cet ouvrage sur les mécanismes de défense qui ont prévalu après la guerre : refoulement, dénégation, projection, etc. Mais la cérémonie du 6 juin 2014 ne participe-t-elle pas de ceux-ci ?
Christoph Probst, 24 ans, Hans et Sophie Scholl, 25 et 22 ans, et les trois autres membres de la Rose blanche, étaient peut-être plus "courageux" que globalement les soldats de la Wehrmacht que Johannes Boerner représentait, qu'il le veuille ou non, ce 6 juin ! (11)
Quand le président du tribunal leur a demandé lors de leur procès : "Auriez-vous tué Hitler, si vous en aviez eu la possibilité ?" Hans et Sophie Scholl ont répondu : "Oui, sur-le-champ !" (12) Ils ont été guillotinés le jour même, le 22 février 1943. Voici ce qu'ils écrivaient dans l'un de leurs tracts : "Depuis la mainmise sur la Pologne, 300 000 Juifs de ce pays ont été abattus comme des bêtes. C'est là le crime le plus abominable perpétré contre la dignité humaine, et aucun autre dans l'histoire ne saurait lui être comparé. […] Faut-il en conclure que les Allemands sont abrutis, qu'ils ont perdu les sentiments humains élémentaires, que rien en eux ne s'insurge à l'énoncé de tels méfaits, qu'ils sont enfoncés dans un sommeil mortel, sans réveil ? C'est bien ce qu'il semble et même, si le peuple allemand ne se dégage pas enfin de cette torpeur, s'il ne proteste pas partout où cela lui est possible, s'il ne se range pas du côté des victimes, il en sera ainsi éternellement. Qu'il ne se contente pas d'une vague pitié. Il doit avoir le sentiment d'une faute commune, d'une complicité, ce qui est infiniment plus grave. Car, par son immobilisme, notre peuple donne à ces odieux personnages l'occasion d'agir comme ils le font. Il supporte ce prétendu gouvernement qui se charge d'une faute immense : il est lui-même coupable de l'existence de ce gouvernement. Chacun rejette sur les autres cette faute commune, chacun s'en affranchit et continue à dormir, la conscience calme. Mais il ne faut pas se désolidariser des autres, chacun est coupable, coupable, coupable !" (13)
"La firme Topf de Wiesbaden, qui fabriqua et installa les fours crématoires destinés à réduire en cendres les millions de cadavres afin qu'il ne subsiste aucune trace du crime, relève Marcel Cohen, resta en activité jusqu'en 1975 sans même songer à changer de raison sociale. L'idée d'une quelconque responsabilité n'effleura pas même ses dirigeants (14)."
Notes