Ich Nicht

Les mémoires de Joachim Fest viennent de paraître en anglais. La New York Review of Books en rend compte dans son dernier numéro (1).

Le père de Joachim Fest, Johannes, appartenait à une certaine élite bourgeoise d'avant-guerre. Cette élite intellectuelle, pour qui les études classiques importaient davantage que la naissance, a été balayée par la guerre. Mais elle essuyait, depuis plusieurs décennies déjà, le feu des critiques, venant notamment de gauche. Le roman prémonitoire et satirique de Heinrich Mann, Professor Unrat, écrit en 1905, en porte la marque (2).

Thomas Mann considérait que cette élite devait se tenir à l'écart de la vie politique. La culture étant pour lui la seule chose digne d'intérêt. Johannes Fest n'était résolument pas de cet avis. En se détournant de la politique, ces intellectuels, qui espéraient que la situation allait s'améliorer d'elle-même, ont laissé le champ libre aux démagogues (3). Johannes Fest rejoint sur ce point Karl Kraus. "Ceux qui laissent faire sans réagir s'obstinent à croire naïvement qu'un bien pourrait sortir finalement, sans que l'on sache comment, de ce qu'il considère, pour sa part, comme le mal absolu", rappelle ainsi Jacques Bouveresse à son sujet (4). "L'élite allemande se tint dans l'ombre", est-il écrit dans le deuxième tract de la Rose blanche, distribué pendant l'été 1942.

Johannes Fest refuse quant à lui de se compromettre avec les nazis : "Ils ne franchiront pas ma porte." Son catholicisme et son mépris pour cette "bande de criminels" expliquent sans doute cela. Dans ses mémoires, Joachim Fest raconte comment son père lui a un jour demandé d'apprendre par cœur cette devise, tirée de l'Évangile selon Matthieu : Etiam si omnes – ego non ! Quand bien même tout le monde le ferait, moi pas !

Notes

1. Joachim Fest, Not I: Memoirs of a German Childhood, translated from the German by Martin Chalmers, edited and with an introduction by Herbert A. Arnold, Other Press, 2014. "A Very Superior German Liberal", Ian Buruma, The New York Review of Books, 14 août 2014.
2. Josef von Sternberg en a tiré Der blaue Engel. Dans les années trente, Emil Jannings s'affiche avec Joseph Goebbels. Triste fin pour celui qui fut pour Murnau le "dernier des hommes".
3. Et aujourd'hui ?
4. Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, préfacé par Jacques Bouveresse, Agone, 2005.