La condescendance du seul critique des Cahiers du cinéma qui a vu le film transparaît dans ce commentaire : "Tout devrait guider Phoenix vers une incontestable hauteur artistique, mais à l'arrivée, le film – quoique sans faute majeure (1) – n'apparaît que comme l'écho assourdi de la grande fiction lazaréenne qu'il aurait pu être."
Ce compte rendu d'une colonne est publié en page 42. Or, dans le même numéro, on a quinze pages sur Quentin Dupieux et son nouveau film Réalité. Cette dissymétrie est extravagante. (2) Dupieux revendique une "forme de gratuité". Est-ce cela, vraiment, qui fascine aujourd'hui les critiques ? Cet univers "nonsensique" [sic] ? (3)
Qu'est-ce qu'une fiction lazaréenne ? Cette formule de Jean Cayrol, qui remonte à 1949, est-elle employée à bon escient ? (4) D'un côté, si l'on retient cette idée que ce film appartient à ce genre – ce que l'on peut sans doute démontrer –, il faut supprimer le conditionnel : il s'agit bel et bien d'une grande fiction lazaréenne. D'un autre côté, si l'on peut partager certaines des intuitions de Jean Cayrol, Christian Petzold, qui est né en 1960, a d'autres visées.
Petzold s'attaque aux mécanismes de défense qui se sont mis en place immédiatement après la guerre et qui fonctionnent encore aujourd'hui. Son film est une implacable démonstration : vous ne voulez pas voir ? On va vous montrer. Nelly pousse Johnny dans ses retranchements et le transperce à la fin. Il ne peut plus bouger : il a compris. (5)
Si l'on s'en tient à la place qu'il occupe dans le numéro (sept pages, dont quatre d'entretien), la rédaction de Positif aime, en revanche, Phoenix et a choisi de le défendre (n° 648, février 2015). Pour Eithne O'Neill, qui signe la critique, on a là un "beau film rigoureux". Certes, mais puisqu'il a été question plus haut de fiction lazaréenne, on peut citer ici Montaigne : "Je reviendrois volontiers de l'autre monde pour démentir celuy qui me formeroit autre que je n'estois, fut ce pour m'honorer."
Notes
1. On est rassuré ! La conclusion de ce compte rendu pourrait figurer sur un bulletin scolaire : "C'est la dimension immatérielle du projet qu'on aimerait voir plus investie pour que le film continue à nous habiter au-delà de sa simple bonne tenue [bis repetita] d'exécution." On se passerait bien de ces conseils ("investir la dimension du projet") et de ce jugement à l'emporte-pièce. "Il faut qu'un œil soit en état de voir dans la pénombre de la forêt et non point que la bouche dise : Je veux ici un peu plus de vert", Marc Aurèle, cité par Pascal Quignard, Critique du jugement, Galilée, 2015, p. 248. Des cinq critiques des Cahiers, un seul a vu le film. Il lui donne deux étoiles, c'est-à-dire la moyenne ("à voir"). Le dernier film de Larry Clark récolte, à titre de comparaison, quatre étoiles. Quignard encore : "Lever l'index pour dire la vie, renverser le pouce pour dire la mort. Telle est la critique." (p. 30-31) Pour ceux que les pratiques culturelles des Français intéressent, Phoenix a enregistré 160 000 entrées en six semaines. La Famille Bélier, c'est sept millions d'entrées en douze semaines, Cinquante nuances de Grey un peu moins de quatre millions d'entrées en quatre semaines. (source : Le film français)
2. Comment peut-on passer à côté d'un tel film ? Une colonne, c'est l'équivalent d'un feuillet. Ce compte rendu de Joachim Lepastier a été publié dans le "Cahier critique" du n° 708, de février 2015. Le film de Quentin Dupieux a la chance de figurer dans la rubrique "Événement" du numéro (p. 14-29). Pour ceux qui s'interrogeraient encore sur la ligne éditoriale de la revue. Dans quelques années, qui se souviendra du film de Dupieux et de ses acteurs ?
3. On peut lire dans ce même numéro que les films de Quentin Dupieux "se donnent pour eux-mêmes, dans un autisme [sic] assumé" : "La raison, contre quoi le surréalisme levait les armes [lieu commun], est certes malmenée, mais elle semble davantage neutralisée qu'abattue. C'est le sens du slogan "No Reason" [tiré du film Rubber], qui n'est pas tant une revendication nihiliste qu'un simple désir d'expérience poussé à bout, où le sens et les justifications seraient suspendus." Ben voyons ! L'auteur de cet article dit en même temps tout le bien qu'il pense de La Tour Montparnasse infernale… "Vous êtes bien sur France culture", comme dirait Marc Voinchet.
4. Cf. "De la mort à la vie", Mille et une nuits (n° 572). Réédition d'un article paru dans Esprit, en septembre 1949.
5. Si Nelly "collabore" [ce verbe est-il bien choisi ?] au make-over de son mari, comme l'écrit Positif, c'est pour cette raison. Dans Un vivant qui passe, Claude Lanzmann procède avec son interlocuteur du CICR de la même façon. Il le laisse d'abord s'exprimer, puis il y a un basculement. Le film de Petzold n'est pas un roman de gare. Il ne s'agit pas non plus d'un "film noir" ou d'un "mélo" – à quel moment pleure-t-on ? – comme le pense Le Figaro : "Nina Hoss et Ronald Zehrfeld nous embarquent dans ce mélodrame aux atmosphères de film noir." C'est une fausse piste. Dans Positif, Eithne O'Neill écrit : "Obnubilée par la reconquête, Nelly, cobaye volontaire, a toutefois l'avantage sur Johnny à l'identité prouvée, dont on sait qu'il l'a divorcée [sic] et trahie aux nazis. Document à l'appui, Lene la convainc de la vérité avant de quitter la vie. Son suicide illustre la prédilection du cinéaste pour la lucidité du désespoir et le sens de la mortalité." Elle ajoute : "Discrètement, elle regagne le royaume des ombres "réelles". Quand Nelly sort un revolver et le pose, le code de la femme fatale s'évanouit." Comprenne qui pourra. Si Nelly n'utilise pas l'arme que Lene lui a donnée, ça n'est pas parce qu'elle n'est pas au bout du compte une "femme fatale" (il n'en a jamais été question). Il y a une raison : Johnny n'entre finalement pas dans la pièce où elle s'est retranchée. S'il entre, elle tire sans hésiter. Johnny a imaginé non pas de lui tatouer un matricule mais de lui brûler l'avant-bras pour qu'elle puisse faire comme si elle avait cherché à l'effacer. Cette scène, qui prépare bien sûr la fin, est un tournant du film. Un point de "non-retour" a été franchi.