Raconter ou commenter ?

On rend compte différemment de la mort de quelqu’un selon que l’on choisit de la "raconter" ou de la "commenter".

Dans cet extrait de La Cerisaie, les didascalies nous donnent de précieuses informations sur l’attitude du locuteur, les signes non verbaux qu’il utilise pour influencer son auditeur. Est-ce que ça marche ? Qu'aurait-il fallu qu'il dise ?

Lioubov Andreevna. Moi, je suis née ici, c’est ici qu’ont vécu mon père et ma mère, mon grand-père, j’aime cette maison, je ne comprends pas ma vie sans la cerisaie, et il faut décidément vendre, eh bien, qu’on me vende avec la cerisaie… (Elle étreint Trofimov et l’embrasse sur le front.) Mon fils s’est noyé ici… (Elle pleure.) Ayez pitié de moi, vous, un homme bon, gentil… / Trofimov. Vous le savez bien, je compatis de toute mon âme. / Lioubov Andreevna. Mais ce n’est pas ça, ce n’est pas ça qu’il faut dire.

Ce passage à l'imparfait d’Emily L. de Duras traite de la même histoire d'un tout autre point de vue : "Elle avait perdu une petite fille à la naissance dans une clinique de Newport. Elle avait voulu mourir. Elle avait voulu partir. […] Elle avait pleuré seulement, pendant des séries de nuits, de jours […] L’été était arrivé et la raison lui était revenue […]"

Dans Tatarak, Andrzej Wajda filme une noyade. Quand on voit cette image de ce corps jeune que l’on sort de l’eau, notre pensée "bute", comme dirait Françoise Héritier. Quelque chose qui n'est pas dans l'ordre des choses vient de se produire.

(voir aussi la notion de Pathosformeln d'Aby Warburg)

Pour Weinrich, c’est l’attitude devant le récit qui change, non l’objet (ici, la mort d'un enfant ou d'un jeune homme). Les récits sont à prendre avec un certain détachement. Le commentaire, en revanche, modifie la situation des deux partenaires de l’échange et les engage l’un et l’autre. On est touché de près par ce que l’on entend. Et l’on se doit de réagir (1). Pourtant, Trofimov ne semble pas touché…

Note

1. Le Présent, le Passé composé et le Futur font partie, selon Weinrich, du groupe des temps commentatifs, ceux du "monde commenté". Le Passé simple, l’Imparfait, le Plus-que-parfait, le Conditionnel appartiennent au second groupe des temps narratifs, ceux du "monde raconté".