Références prestigieuses

Pourquoi tel film ne "renverrait"-il pas à tel autre film ? Les critiques sont libres de le penser mais les liens qu'ils tissent sont parfois ténus. (1)

Joachim Lepastier parle de "références prestigieuses" à propos de Phoenix. Ce film serait "un mix [sic] des Yeux sans visage et de Vertigo dans les décors de Berlin express". Pour Eithne O'Neill, pas de doute : "Avec ses traits emmaillotés, la "passagère de la nuit" renvoie au film noir de l'après-guerre. La figure de la rescapée d'Auschwitz de Phoenix rappelle l'évadé de Dark Passage, d'autant qu'une amie, Lene, est à son côté." (2)

Un personnage se fait refaire le visage, un personnage se fait passer pour un autre personnage, tel personnage ne reconnaît pas tel autre personnage, deux personnages sont dans une voiture… Tous les films sont liés d'une certaine façon. (3) La scène se déroule à Berlin après la guerre. Combien de films ?

Vertigo

Berlin express a été effectivement tourné en Allemagne en 1948, comme Allemagne année zéro. Mais ce film de Jacques Tourneur est un film édifiant sur les prémices de la guerre froide – la scène finale l'illustre parfaitement – même s'il s'achève sur une note d'espoir. (4) Le mot "juif" n'est pas prononcé une seule fois. Le Berlin express qui conduit les personnages à Berlin s'arrête à Wannsee, mais ce nom n'évoque rien en 1948.

Dans Dark Passage, Vincent Parry, interprété par Humphrey Bogart, s'évade de prison, croise la route de Lauren Bacall, change de visage pour échapper à la police. Quel rapport avec Nelly ? (5)

Dark Passage

Dans Seconds, de John Frankenheimer, le personnage veut changer de vie. Il se fait passer pour mort, signe une sorte de pacte avec le diable (une entreprise qui s'occupe de tout), change de visage et revoit sa femme (qui ne le reconnaît pas). Mais la comparaison s'arrête là !

Le film de Hiroshi Teshigahara, Le Visage d'un autre, est plus subtil. Okuyama a eu un accident. Hori, le médecin psychiatre qui accepte de s'occuper de lui, le prévient : "Vous serez un nouvel homme. Un homme sans identité, invisible aux yeux du monde." Comment un tel individu peut-il se comporter ? (6) Le médecin qui soigne Nelly lui dit : "Si vous changez de visage, on ne pourra pas vous identifier. C'est un avantage." Mais il faut tenir compte du contexte – Berlin, 1945 – pour saisir le sens de cette remarque et en mesurer la portée.

Dans Les Yeux sans visage, le professeur Génessier est une sorte de Mengele ! Rien à voir avec l'opération que subit Nelly. "Il continuera ses expériences comme sur ses chiens", s'exclame Christiane, sa fille. "Un cobaye humain, quelle aubaine pour lui !" (7) Christian Petzold dit s'en être inspiré, mais il précise : "Pour Nelly, il n'était pas question qu'elle ait cet aspect fantomatique, qu'elle lévite, comme si elle n'avait pas de jambes. Bien qu'elle n'ait pas de visage, on remarque qu'elle a un corps." Cette indication très importante n'a pas retenu l'attention des critiques. (8)

Le rapprochement avec Vertigo – ce film est un pensum, mais c'est un autre débat ! – se justifie-t-il davantage ? James Stewart (Scottie) donne une série d'instructions à Kim Novak pour qu'elle ressemble trait pour trait à la personne qu'elle a incarnée dans la première partie du film. Dans ce film, comme dans Phoenix, le personnage comprend à un moment donné qu'il s'agit de la même personne. Mais les enjeux ne sont pas les mêmes. (9)

Christian Petzold emprunte-t-il aussi et "surtout" à La Lettre d'une inconnue de Max Ophüls, comme le suggère Libération ? Sans doute. Mais Johnny n'a-t-il jamais aimé Nelly, qui l'aimait pourtant ? "Si Johnny ne saurait reconnaître Nelly au point d'essayer de lui réapprendre à être elle-même, c'est simplement là la façon la plus délicate et terrible trouvée par la fiction de nous clamer qu'il ne l'a jamais aimée." (10)

La Lettre d'une inconnue

Dans Le Coup de grâce de Jean Cayrol et Claude Durand, c'est un ancien collabo (Michel Piccoli) qui se fait refaire le visage. À Bordeaux, il revoit la veuve d'un résistant qu'il a dénoncé. "Que diriez-vous si cet homme se présentait brusquement devant vous. Il pourrait avoir un visage sympathique avec des cheveux blancs, des enfants qui l'admirent, une femme, des amis, une situation. Moi, si j'étais vous, je le tuerais", lui dit-il. Il entretient en même temps une relation avec la sœur (Emmanuelle Riva) de ce résistant, qui finit par lui demander : "Qui es-tu ?" On croit comprendre qu'il cherche plus ou moins consciemment à être démasqué.

Notes

1. Réflexe de ceux qui ont vu beaucoup de films. Échappatoire ? Le film "se base", comme l'écrit Wikipédia, sur un roman d'Hubert Monteilhet. On peut parler dans ce cas-là de traduction intersémiotique. Il s'agit, pour Umberto Eco, d'une forme d'interprétation. Dire presque la même chose. Expériences de traduction (Grasset, 2006).
2. Eithne O'Neill ajoute dans une note : "Voir aussi La Femme sans visage (1947) de Gustaf Molander, qui déjà s'intéressait à la neurasthénie féminine avec Visage de femme (1938)." Est-il question dans Phoenix de "neurasthénie féminine [sic]" ?
3. Dans ce même numéro des Cahiers du cinéma, Jean-Philippe Tessé cite pêle-mêle dans le même article : La Tour Montparnasse infernale, Orange mécanique, Le Charme discret de la bourgeoisie, Spring Breakers. Chercher l'intru ! Souvent, ces références en disent plus long sur l'auteur de l'article que sur le film lui-même.
4. Le Dr Bernhardt, qui milite pour la réunification de l'Allemagne, s'exclame : "I know someday, we'll make it." Cette partie du film a été tournée avec l'autorisation des autorités d'occupation.
5. Qui elle souhaite retrouver son ancien visage. L'expression la "passagère de la nuit" renvoie au titre français du film. Pendant plus d'une demi-heure, on ne voit pas le visage du personnage, qui ne s'est pas encore fait opérer. Le réalisateur doit faire avec cette contrainte qu'il s'est fixée, d'où l'intérêt du film. La photo du fugitif est publiée dans les journaux, mais il ne s'agit manifestement pas d'Humphrey Bogart. On le voit ensuite avec ses bandages, qu'il ne retire qu'au bout d'une heure.
6. Okuyama revoit sa femme, pense qu'elle ne le reconnaît pas et cherche à la séduire. Mais celle-ci, qui l'a en fait reconnu, lui assène : "Tu ne peux pas porter un masque et prétendre qu'il est réel." Rien à voir donc avec Phoenix. Sauf si l'on s'intéresse à cet autre personnage. Une jeune femme de Nagasaki, dont un côté seulement du visage a été brûlé, qui tente de vivre normalement, et qui finit par se suicider. "La liberté commence dans l'absence de visage", écrit Pascal Quignard : "Qu'est-ce qui nous donne le plus le sentiment de la liberté ? L'oubli qu'on vous regarde." (La Barque silencieuse, Seuil, 2009, p. 103 et 109)
7. À la fin du film, il se fait déchiqueter par ses chiens. Un plan montre son visage défiguré. Le dernier film de Kornél Mundruczó, White God, reprend cette idée.
8. Les Cahiers : "C'est la dimension immatérielle (fantômes, obsession, hantise) du projet qu'on aimerait voir plus investie." Positif : "À regarder de plus près, Nelly est déjà un fantôme." Etc.
9. Positif : "Touche sur touche, Johnny procède, Pygmalion, ou son homonyme Johnny/Scottie dans Vertigo, acharné à donner corps à un fantasme." On n'est pas dans le fantasme ici, mais dans la captation d'héritage. Télérama (28/01/15) parle de "relecture vertigineuse du mythe de Pygmalion". On se demande bien pourquoi.
10. "Visage, année zéro", Libération, 27/01/15. Le film d'Ophüls a été réalisé d'après un roman de Stefan Zweig, mais l'on pense aussi à Henry James, The Beast in the Jungle.