J.-P. Tessé s'intéresse ensuite au début du film : "De retour à l'appartement, nous suivons le quotidien de ce couple de professeurs de musique à la retraite. […] C'est la meilleure partie du film (2)." On les suit d'abord dans le bus qui les ramène chez eux. Spendide passage. Ils ont encore la musique du concert dans les oreilles. M. Haneke le montre très bien grâce au montage sonore. Ils sont de bonne humeur. Scène réaliste, importante. Un hymne à la vie. Pourtant, le lendemain matin (3), se produit la scène qui fera dire à Stéphane Delorme qu'il y a "désir de mort". Si soudainement ?
Cette scène, J.-P. Tessé la décrit ainsi (4) :
Comment décrire une scène ?
Le récit que l'on en fait peut varier mais l'on ne peut pas dire qu'il se passe telle chose alors qu'il se passe telle autre chose. Si le personnage joue du piano, il ne joue pas de la flûte à bec. Anne ouvre le robinet, c'est vrai, mais elle le referme, avant de retourner s'asseoir. Peu après, Georges note qu'elle ne lui répond pas, il lui demande ce qui se passe, puis tente de la faire revenir à elle. Elle ne réagit pas. Il prend alors un torchon qu'il va humidifier, il ouvre le robinet et le laisse ouvert. Il lui raffraichit le visage et la nuque. Puis, il ne "fonce pas téléphoner", comme il est écrit. 1° Il ne "fonce" pas, comment le pourrait-il ? 2° Il ne va pas téléphoner. Il va chercher de l'aide. Le bruit "n'envahit pas" l'espace sonore, l'eau continue de couler tout simplement. Pendant qu'il s'habille, de l'autre côté de l'appartement, l'eau s'arrête de couler (5). Conséquence : il retourne immédiatement dans la cuisine. Anne ne s'est rendue compte de rien. On le comprend quand elle lui dit qu'il a oublié d'arrêter l'eau. Il tente de la convaincre de ce qui s'est passé en lui montrant le col de sa robe de chambre, encore légèrement mouillé.
C'est l'interprétation de J.-P. Tessé qui prend l'eau dans cette histoire. La symbolique de l'eau qui coule ? L'eau, c'est la vie, etc. Quand on fait la vaisselle, est-ce que l'on pense à ça ? On l'a bien vu, toute cette scène est logiquement construite autour de ce détail vraisemblable : Georges oublie de refermer l'eau. C'est une scène d'action !
Une formule idiote
J.-P. Tessé revient ensuite sur l'autre scène marquante du film : "Anne était belle, elle jouait du piano, c'est désormais une affreuse petite vieille tyrannique et infantile." Puis : "Quand Anne fait des caprices (6) et que Georges la gifle, c'est nous qui sommes censés lui tenir la main. Et quand, dans un moment de répit, il lui écrase un oreiller sur le visage, c'est le coup de grâce : Haneke nous donne ce que nous voulions – du silence. Il fait s'entrechoquer les émotions pour mieux les détruire et pour mieux abrutir son spectateur." Selon lui, la mise en scène est ambiguë : "Par sa brutalité, sa soudaineté, la scène est terrifiante à dessein : elle intervient dans un des rares moments de quiétude, que le cinéaste ne laisse pas se terminer, et elle est filmée de manière à ressembler moins à une étreinte qu'à une radicale (sic) mise à mort, une suppression de l'autre – la faire taire." Ce moment de quiétude, le cinéaste l'a voulu. Il ne va pas se terminer tout seul ! Pourquoi l'a-t-il voulu ?
J.-P. Tessé conclut ainsi sa démonstration : "L'effet est garanti (7) : d'une seconde à l'autre, on passe de l'attendrissement à la suffocation. Haneke ne fait que jouer sur la tension et le soulagement : Amour est un funny game qui ne dit pas son nom."
Cette formule idiote résume bien le problème. Les critiques en viennent à raconter n'importe quoi. Où est la violence gratuite dans Amour ? Georges est-il un tortionnaire ? Il lui donne une gifle parce qu'elle refuse de boire. Il est anéanti par ce geste qu'il vient de faire. Le plan sur son visage le montre. Le spectateur est-il sadique (s'il reste dans la salle) ou bien soulagé ensuite quand "ça s'arrête", comme il est élégamment écrit ? (8) Il faudrait savoir.
Anne veut se suicider. "Le film met en avant le droit de toute personne de mettre fin à ses jours, explique M. Haneke. Le comportement du mari est plus ambigu. Chacun en pensera ce qu'il veut. Je ne dis pas qu'il a raison ou tort. Ce n'est pas à moi de juger. Mais sa femme le dit clairement : elle veut se suicider, et elle n'y parvient pas. Ses promesses de s'occuper d'elle au quotidien, qu'elle ira mieux, ne l'aident d'aucune façon, comme toujours dans ce genre de situation. Or, c'est précisément ce qui m'intéressait : comment, avec la meilleure volonté du monde, peut-on gérer un tel problème ? Sait-il déjà, quand il entre dans la chambre, qu'il va la tuer ? C'est possible, mais ce n'est pas sûr. C'est au spectateur de se poser la question et d'y répondre (9)."
Quelle bouillie !
La fin de l'article est du même tonneau. "Au fond, et par misanthropie, il fantasme son spectateur comme un substrat figé de mauvaises passions que l'on ne peut remuer qu'en actionnant la boîte à gifles. Il le conçoit d'un bloc, comme un "pervers monomorphe" soumis à d'invariables mécaniques émotionnelles." Peut-on tirer quelque chose de ce verbiage ?
Plus loin : "Ce spectateur fantasmé, il le conduit à lui pour le corriger. C'est la fonction de deux personnages ingrats : la fille du couple et l'infirmière. La première veut se rendre utile, bonne conseillère, elle pleure, alors Georges la recadre sèchement, et il a raison, en dévoilant ce que cachent ses larmes : de la pitié mal placée." Mais non… Et puis comment peut-on mettre ces deux personnages sur le même plan !
Enfin : "La mise à mort d'Anne [on n'est pas dans une arène !] a une autre fonction que celle de diriger pour mieux les corriger les émotions du spectateur." Quelle est cette autre fonction ? "Filmer la scène de l'oreiller comme une délivrance et aussi comme une exécution lui permet de faire passer en douce, de façon presque invisible (10), un discours connu sur le tropisme mortel de la (grande) culture (allemande) (11) […] Il le fait […] loin de toute l'ironie dévorante et paradoxalement vitaliste de ses compatriotes Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, passés maîtres dans l'art du dégommage à l'autrichienne."
Notes