Des préjugés ont entouré peu à peu la notion de connaissance et ont fini par la réifier et la morceler : une connaissance ne serait qu'un nœud dans un réseau sémantique et se résumerait aux métadonnées qui permettent d'y accéder. Plusieurs principes vont à l'encontre de ces croyances.
On n'apprend pas des "choses", mais les relations sémantiques et sémiotiques qui les objectivent pour une collectivité. En effet, pour une conception praxéologique du langage, les connaissances sont des formations sémiotiques, qui consistent dans des textes ou d'autres performances. Comme telles, elles appartiennent à des pratiques et ne doivent pas être réifiées : du moins, on ne peut véritablement les comprendre qu'en restituant les pratiques qui leur ont donné naissance. En outre, on ne peut se les approprier que dans une pratique, fût-elle didactique. On apprend en enseignant, et l'anticipation de la réception, que l'ancienne rhétorique appelait l'accommodatio, permet l'interprétation et l'appropriation critique des connaissances que l'on croit posséder.
Formes élémentaires de la socialité, les normes ont mauvaise presse, car on les croit seulement normatives alors qu'elles ne sont que normales, au sens où, même en les contestant (1), on ne peut leur échapper totalement. Dans le domaine linguistique, les normes sont d'abord affaire de discours et de genres. […] Aucun texte n'est écrit seulement "dans une langue" : il est écrit dans un genre, en tenant compte des contraintes d'une langue (2). Chaque pratique sociale a ses genres dont la maîtrise permet l'intercompréhension. Aussi, la socialisation s'opère notamment par l'apprentissage des genres : apprendre, affirmait justement Schleiermacher dans ses écrits pédagogiques, c'est sortir des genres idiosyncrasiques (3).
[…]
En pratique, et de droit sinon de fait, les interactions sociales dans la classe sont liées aux interactions avec les textes et performances sémiotiques qui appartiennent à la zone distale, comme toute connaissance indépendante du hic et nunc.
Le niveau sémiotique de l'entour humain se caractérise par quatre décrochements ou ruptures d'une grande généralité, qui semblent diversement attestés dans toutes les langues décrites, si bien que l'on peut leur conférer par hypothèse une portée anthropologique. (1) La rupture personnelle oppose à la paire interlocutive JE/TU une troisième personne, qui se définit par son absence de l'interlocution (fût-elle présente physiquement) : IL, ON, ÇA. (2) La rupture locale oppose la paire ICI/LÀ à un troisième terme, LÀ-BAS, ou AILLEURS qui a également la propriété définitoire d'être absent du hic et nunc. (3) La rupture temporelle oppose le MAINTENANT, le NAGUÈRE, le PRÉSENT, et le FUTUR PROCHE au PASSÉ et au FUTUR. (4) Enfin, la rupture modale oppose le CERTAIN et le PROBABLE au POSSIBLE et à l'IRRÉEL. Les positions homologues sur les axes de la personne, du temps, du lieu et du mode sont fréquemment combinées ou confondues. Les homologies entre ces ruptures permettent de distinguer trois zones : une de coïncidence, la zone identitaire ; une d'adjacence, la zone proximale ; une d'étrangeté, la zone distale.
La valeur d'un apprentissage ne réside pas moins, sinon plus, dans son contenu de connaissance souvent voué à l'oubli, que dans l'effort d'adaptation à l'objet nouveau qu'il donne à voir. Apprendre, c'est ainsi s'affronter à l'altérité : l'effort d'adaptation impose un décentrement critique, une sortie du préjugé, qui va à l'encontre de l'expérience quotidienne des élèves. On peut certes "partir de ce qu'ils sont", mais pour aller ailleurs, leur permettre de se mesurer aux anciens, aux étrangers, d'essayer de comprendre d'autres cultures et d'autres époques.
François Rastier, Apprendre pour transmettre. L'éducation contre l'idéologie managériale, PUF, 2013, p. 49 et suiv.
Notes
1. L'article XI de la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 porte sur la liberté d'expression : "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi." Or, il n'existe aucune loi sur l'orthographe ou la grammaire (Pierre Encrevé,
Conversations sur la langue française, Gallimard, 2007). On a toute liberté de les "attaquer" comme le souhaitait Proust dans sa lettre à Mme Straus de janvier 1908 : "Les seules personnes qui défendent la langue française (comme l'Armée pendant l'Affaire Dreyfus) ce sont celles qui l'"attaquent". Cette idée qu'il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu'on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son "son". […] La seule manière de défendre la langue, c'est de l'attaquer, mais oui, madame Straus ! Parce que son unité n'est faite que de contraires neutralisés, d'une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle."
2. Pour en savoir plus. Serge Goffard, Entrer dans l'écrit : les genres du discours, CRDP, 1997.
3. En classe, "il faut enseigner la norme, la langue que l'on utilise dans la presse, à la radio, qui est utile pour travailler, pour écrire, pour vivre tout simplement et pour se mouvoir en dehors de son milieu. La langue "passe-partout". Jamais la conquête des savoirs scolaires ne s’est faite sans exposition à cette norme, c’est dans cette langue qu’on lit des livres, que l’on augmente son savoir de manière autonome. C’est avec cette langue que l’on est libre. Ceux qui disent le contraire adoptent une position élitiste en ce que cette norme, ils la maîtrisent eux-mêmes et qu’ils peuvent très bien, eux, passer d’un registre à l’autre. Pas de promotion sociale ou d’accès à l’emploi si l’on parle un français non normé". (Danièle Manesse,
2009)