Enseigner la grammaire

Nous republions ici le texte de l'entretien que Danièle Manesse nous avait accordé en mars 2009. D. Manesse se prononce notamment pour un enseignement de la grammaire minimal (1).

On assiste depuis une dizaine d’années en France à une complexification de l’enseignement de la grammaire qui me semble inutile. La grammaire à l’école ne parvient plus en effet à remplir son rôle qui est essentiellement d’aider ceux qui apprennent la langue écrite. Je travaille depuis 25 ans dans des collèges dits "défavorisés" qui accueillent des élèves des classes populaires, qui ne bénéficient bien souvent d’aucune aide à la maison sur le plan de l’apprentissage de la langue française. Or, on observe que ces élèves peuvent utiliser par exemple indifféremment "sujet" ou "connecteur" – pour reprendre un terme traditionnel et un terme moderne qui a récemment fait son apparition en classe – sans que cela ne leur donne d’évidence plus de facilité d’accès à la langue écrite. Cette tendance à la complexification date en France de l’instauration des programmes de 1996 pour l’enseignement du français et semble se poursuivre aujourd’hui.

Surestime-t-on l’importance de la grammaire ?

La grammaire, c’est une culture. J’adore la grammaire. J’achète des grammaires chaque fois que je vais dans un pays étranger même quand je ne connais pas la langue du pays.

"Pour parler, il n’est pas nécessaire de connaître
tout un métalangage."

Cela dit, on surestime l’enseignement de la grammaire lorsque l’on croit qu’elle va apprendre à parler et apprendre à écrire. Il y a des pans de la grammaire qui sont indispensables, par exemple pour pouvoir maîtriser l’orthographe. En revanche, pour parler, il n’est pas nécessaire de connaître tout un métalangage, la grammaire dans ce qu’elle a de purement spéculatif. C’est ce que l’on a bien compris dans les pays hispanophones, mais aussi en Italie ou en Angleterre, par exemple, et ce que les Français ont encore du mal à admettre. Pourquoi mes élèves, par exemple, de dix-neuf nationalités différentes, devraient-ils apprendre une grammaire dont les trois quarts ne leur serviront de rien pour améliorer leur français ?

La grammaire doit donc avant tout être considérée comme une science et introduite comme une culture pour ceux qui le souhaitent uniquement, ceux qui font des lettres ou ont besoin de décrire la langue.

Un enseignement inefficace et injuste

Un enseignement inefficace, qui ne donne pas de résultats et que seule une partie des élèves peut s’approprier et l’autre pas est forcément injuste. Dans sa mise en œuvre, la grammaire divise en effet ceux qui spontanément ont eu des pratiques métalinguistiques et de distanciation par rapport au langage et les autres. On le sait depuis Bernstein, ou grâce aux travaux plus récents d’Elisabeth Bauthier notamment.

Cette pratique de mise à distance du langage est ce qui sépare les gens des classes populaires de ceux qui appartiennent à des classes "cultivées". Si la grammaire ne sert pas à grand chose pour apprendre la langue, si elle n’est qu’un corps de concepts qui doit être appris comme une fin en soi, elle divise. Certains sont prêts à l’apprendre, d’autres pas.

"Les élèves appliquent des étiquettes
sans que la question du sens ne se pose jamais."

Il n’y a qu’à voir la panique qui saisit les élèves des quartiers défavorisés au mot de "grammaire" ou quand on leur demande à chacun : "À quoi sert la grammaire à ton avis ?" Quand la grammaire n’avoue ni son but, ni sa fonction, ni ses procédures, les enfants ne peuvent en comprendre l’utilité. Ils pensent qu’il leur suffira d’apprendre des étiquettes et de les appliquer. C’est ainsi que la phrase "Le jockey montait le cheval gagnant" devient au passif "Le cheval gagnant montait le jockey", sans que la question du sens ne se pose jamais (2).

Il existe, bien entendu, d’autres grammaires que la grammaire de phrase, que l’on peut critiquer. On peut penser cependant que la grammaire textuelle n’est pas non plus une solution en ce qu’elle ajoute encore un niveau d’abstraction. Avec la classification des textes, est apparu en effet un nouveau métalangage que les élèves ont là encore du mal à s’approprier.

Quelle grammaire enseigner dans une classe de FLE ?

Il faut d’abord débattre clairement avec les élèves de la nécessité d’enseigner une grammaire du français. Cela dépend des curricula, certains élèves n’ont pas besoin d’enseignement grammatical. Les professeurs de FLE doivent se poser la question de ce qu’ils souhaitent faire avec leurs élèves.

Certaines composantes de la grammaire sont indispensables pour lire des textes en français. L’organisation des unités du discours en classe est une partie de la grammaire fondamentale, que ce soit en français langue maternelle ou en français langue étrangère. Il faut tout d’abord apprendre à catégoriser et distinguer les mots variables et invariables tant à l’oral qu’à l’écrit. L’autre point essentiel est la question du pluriel et de l’accord, caractéristique du français et complexe à enseigner. Enfin, la morphosyntaxe du verbe (morphologie du verbe et emploi des temps), qui pose beaucoup de problèmes aux locuteurs étrangers, demande un métalangage grammatical.

"Mieux vaut apprendre des chansons et faire de la littérature
que d’apprendre 83 règles sur la place de l’adjectif !"

À l’inverse, il n’est pas nécessaire d’aborder certaines questions passionnantes mais extrêmement compliquées comme celle de la place de l’adjectif. Doit-on dire un "phénomène extraordinaire" ou un "extraordinaire phénomène" ? À partir du moment où le nombre de règles est d’un coût cognitif trop considérable, ça n’est pas la peine. Mieux vaut apprendre des chansons et faire de la littérature que d’apprendre 83 règles sur la place de l’adjectif !

L’apprenant étranger est donc confronté à deux problèmes majeurs que sont la morphosyntaxe du verbe, fondamentale pour l’expression et la perception de l’écrit et de l’oral, et l’orthographe qui ne requiert en définitive pas tellement de grammaire.

Faut-il imposer une norme en classe ?

Il faut imposer la norme standard et l’enseigner, à savoir la langue que l’on utilise dans la presse, à la radio, qui est utile pour travailler, pour écrire, pour vivre tout simplement et pour se mouvoir en dehors de son milieu. La langue "passe-partout".

Jamais la conquête des savoirs scolaires ne s’est faite sans exposition à cette norme, c’est dans cette langue que l’on lit des livres, que l’on augmente son savoir de manière autonome. C’est avec cette langue que l’on est libre.

"Pas de promotion sociale ou d’accès à l’emploi
si l’on parle un français non normé."

Ceux qui disent le contraire adoptent une position élitiste en ce que cette norme, ils la maîtrisent eux-mêmes et qu’ils peuvent très bien, eux, passer d’un registre à l’autre. Dire qu’enseigner la norme, c’est "terroriste", c’est une manière de dire "on se la garde pour soi". Pas de promotion sociale ou d’accès à l’emploi si l’on parle un français non normé et cela vaut pour le français langue étrangère.

C’est un bon exemple du bien et du mal qu’ont fait les sciences du langage dans l’enseignement de la langue maternelle comme de la langue étrangère.

Il était important de déverrouiller la norme que l’on enseignait jusque dans les années soixante-dix à l’école – il ne fallait pas dire "on" mais "nous", toutes les phrases devaient être construites sur le modèle "sujet - verbe - complément", etc. Mais cette "sur-norme" était issue d’une tradition normative de l’école républicaine, qui a démarré, rappelons-le, avec 60 % d’enfants qui ne parlaient pas la langue maternelle sur le territoire français.

Les linguistes décrivent la langue, ses usages, ses variations de structure liées aux situations et aux locuteurs qui se les approprient. Mais il ne faut pas introduire ces variations tout de suite à l’école, notamment auprès des apprenants étrangers. Car dès que l’on décrit des normes différentes et que l’on expose les élèves à des normes différentes, on multiplie les difficultés. Il faut commencer par le français standard, le français utile, pour ensuite éventuellement introduire des variantes possibles.

Quelle variété de français enseigner en classe de FLE ?

On peut introduire des variantes de la langue quand les apprenants ont déjà été sensibilisés aux variations lexicales, aux effets d’homonymie, de synonymie, etc. Il est intéressant de montrer que la variation existe, d’y consacrer un temps mais sur fond de langue stabilisée.

"Les grands improvisateurs de jazz
connaissent la musique."

On ne peut faire de la variation que quand on a les pieds arrimés quelque part. Il est vrai que l’on peut improviser sans connaître la musique, mais les grands improvisateurs de jazz connaissent la musique et l’harmonie, et c’est cela qui leur permet de se balader dans la variation.

Enseigner, c’est hiérarchiser

L’un de mes étudiants américains, inscrit en thèse, m’appelait "Professeur" dans mon cours de phonétique. Alors que je lui avais demandé de ne pas me nommer ainsi, celui-ci me salua lors du cours suivant en ces termes familiers : "Danielle ! ça boume, ça gaze ?" On voit là que les repères se perdent facilement dans une langue étrangère, et ce quel que soit le niveau d’études. Si l’on veut donner des repères solides, il faut d’abord apprendre la forme du passé "je suis sorti hier" avant d’introduire la variante "je sors hier…" et de montrer que le présent peut aussi avoir une valeur de passé. Enseigner, c’est hiérarchiser. Il faut savoir faire la distinction entre ce qui est simple et difficile, pour pouvoir établir des progressions.

(Paris, le 24/03/09)

Notes

1. D. Manesse a publié en 2008 un article dans la revue Le français aujourd'hui intitulé "Pour un enseignement de la grammaire minimal et suffisant".
2. Il est tentant d’établir un parallèle avec les mathématiques, si l’on se réfère notamment aux travaux de Stella Baruk : "Pour des centaines de milliers de sujets qui les pratiquent quotidiennement et des années durant, [les mathématiques] sont l'exercice, obligatoire, d'une activité complètement dénuée de sens." (L’âge du capitaine, Seuil, 1985).