La narratrice prend soudainement conscience de la présence de ces personnages. Ceux qu'elle observe, et que le lecteur observe avec elle, dessinent l'arrière-plan. L'événement, qu'introduit le "brusquement nous avons dû les voir", concerne l'observateur seul, non ceux qu'il observe, qui n'en peuvent mais (1).
Dans Le Vieux Saltimbanque, le narrateur aperçoit un homme dans la foule : "Je vis un pauvre saltimbanque." Cet événement "inouï", que le Passé simple signale, est à l'origine de ses pensées. "Le but d'un tel poème n'est pas de distraire, ni même de donner une leçon sereine, note Harald Weinrich. Le lecteur doit le déchiffrer comme un "tua res agitur" ; ce saltimbanque lui importe. Le poème est raconté sur le mode propre à ce qui concerne. Aussi ne serait-il pas déplacé, ce mot-clé cher à la poésie baroque et lié depuis elle au champ figural du "monde comme kermesse" : c'est bien vers le desengaño, le désenchantement, la dé-ception, qu'est tourné ce poème (2)."
On peut en dire autant du roman de Marguerite Duras. "Et puis je me suis réveillée", écrit-elle à la fin. La dernière page est une sorte de manifeste : "Je voulais vous dire que ce n'était pas assez d'écrire bien ou mal, de faire des écrits beaux ou très beaux, que ce n'était plus assez pour que ce soit un livre à lire dans une avidité personnelle et non pas commune (3)."
"Que fait Kafka ?", écrit Alfred Döblin. "Je n'ai qu'à le louer. Car lui sait d'emblée. Lui sait : les faits ne sont rien, il s'agit d'envoyer des rayons." Il ajoute : "Certains ont dit des deux romans de Kafka qu'ils possédaient la manière des rêves – et on peut être d'accord. Mais qu'est-ce que la manière des rêves ? Leur déroulement sans contrainte, transparent et évident à chaque instant, le sentiment et le savoir qui sont les nôtres de la justesse profonde de leur déroulement, et le sentiment que cela nous concerne au premier chef. Un bon livre accompli ne fait rien de plus ni rien d'autre. Kafka a manifestement vu des choses qu'il a condensées pour partie dans un livre. Il a vu que le monde "signifie" bien des choses et que deux choses comptent : la connaissance des faits, mais surtout la capacité de les traverser de part en part (4)."
C'est aussi ce qu'exprime Élie Faure en parlant de Rembrandt (5) : "Il ne nous a pas dit les chemins qu'il dut parcourir pour arriver, de la vision extérieure et joyeuse de cet univers pittoresque que lui révélaient ses flâneries, ses achats dans les boutiques, l'entassement dans son atelier de collections hétéroclites, tableaux vénitiens, armes, fourrures, bijoux, animaux empaillés, à la contemplation presque jalouse du visage et du geste humain dans la lumière qu'il composa, pour les éclairer, avec toutes les harmonies des plus lointains soleils et des plus poignantes ténèbres."
Plus loin : "La pensée, le regard, le verbe, l'action relient ce front, cet œil, cette bouche, cette main aux volumes, à peine aperçus dans l'ombre, des têtes et des corps inclinés autour d'une naissance, d'une agonie ou d'une mort. Même, et peut-être surtout quand il n'a pour tous instruments de travail que sa pointe d'acier, sa plaque de cuivre, son acide, rien que le noir et le blanc, même alors il manie le monde comme un drame constant que le jour et l'obscurité modèlent, creusent, convulsent, calment et font naître et mourir au gré de sa passion, de sa tristesse, de l'envie désespérée d'éternité et d'absolu qui bouleversent son cœur."
"Le vrai mystère de la vie, écrit É. Faure, c'est qu'un geste est beau dès qu'il est juste, et qu'à une vérité fonctionnelle profonde, une continuité profonde de mouvements et de volumes répond toujours (6)."
Notes