Trop subjectif ?

Ce qui est objectivement la vérité est déjà bien difficile à déterminer – mais dans nos rapports avec les autres, il ne faut pas s'en laisser imposer le terrorisme. Et il existe là certains critères, qui suffisent dans un premier temps.

Ainsi, et c'est un signe qui ne trompe pas, quand on vient vous objecter que ce que vous dites est "trop subjectif". Quand on fait valoir cet argument, qui plus est avec l'indignation où vibre l'unanimité rageuse des gens raisonnables, on a toute raison d'être content de soi l'espace d'un instant. En effet, les concepts de "subjectif" et d'"objectif" se sont en l'occurence complètement inversés. Ce qu'ils appellent "objectif", c'est le jour incontesté sous lequel apparaissent les choses, leur empreinte prise telle quelle et non remise en question, la façade des faits classifiés : en somme, ce qui est subjectif. Et ce qu'ils nomment "subjectif", c'est ce qui déjoue ces apparences, qui s'engage dans une expérience spécifique de la chose, se débarrasse des idées reçues la concernant et préfère la relation à l'objet lui-même au lieu de s'en tenir à l'avis de la majorité, de ceux qui ne regardent même pas et a fortiori ne pensent pas ledit objet : en somme, l'objectif. On voit combien les accusations formelles de subjectivisme et de relativisme tiennent peu dès qu'on aborde le domaine privilégié où elles sont invoquées, à savoir le domaine des jugements esthétiques. Celui qui s'est rigoureusement soumis aux exigences d'une œuvre d'art, à ses lois formelles immanentes et à la nécessité qui l'a façonnée, en mobilisant toutes les ressources de précision propres à sa sensibilité personnelle, il ne peut plus accorder le moindre crédit à de telles réserves qui lui objectent le caractère purement subjectif de son expérience et il mesure tout ce qu'elles ont d'illusoire. Chaque pas qui le fait avancer, grâce à sa réceptivité profondément subjective, au cœur même de la chose a incomparablement plus de valeur objective que des catégorisations englobantes et bien établies comme, par exemple, le concept de "styles", dont les prétentions de scientificité ne s'achètent qu'au prix de cette expérience elle-même. C'est encore plus vrai à l'époque du positivisme et de l'industrie de la consommation culturelle où nous vivons, qui confie la définition de l'objectivité aux calculs des sujets qui organisent cette société. Face à cette objectivité-là, la raison s'est réfugiée complètement, en se fermant aux influences extérieures, dans les idiosyncrasies qui se voient reprocher leur arbitraire par l'arbitraire de ceux qui ont le pouvoir, car ces derniers veulent l'impuissance des sujets, par crainte d'une objectivité qui n'est conservée (aufgehoben) que par ces sujets.

Adorno, Minima Moralia (1944)