Le surlendemain de la représentation au théâtre de l’Opéra-Comique d’une œuvre inqualifiable qui exaspéra le public, nous nous trouvions avec quelques amis dans un salon musical. On venait de parler de la nouvelle et effrayante partition exécutée l’avant-veille. Et l’on avait dit : De quel messie ce compositeur est-il donc le Jean-Baptiste ? – On songeait à la maladie dont l’art musical est en ce moment atteint, aux étranges médecins qu’on lui donne, aux entrepreneurs des pompes funèbres qui déjà frappent à sa porte, aux marbriers qui sont occupés à graver son épitaphe… quand quelqu’un s’avisa de se mettre aux pieds de Mme Massart et de la conjurer de vouloir bien jouer la grande sonate en fa mineur de Beethoven. La virtuose se rendit gracieusement à la prière qu’on lui adressait, et bientôt toute l’assistance entra sous le charme terrible et sublime de cette œuvre incomparable. En écoutant cette musique de Titan exécutée avec une inspiration entraînante, avec une fougue bien ordonnée et si habilement contenue, on oublia bien vite toutes les défaillances, les misères, les hontes, les horreurs de la musique contemporaine. On se sentait frémir et trembler en présence de la pensée profonde, de la passion impétueuse qui animent l’œuvre de Beethoven ; œuvre plus grande que ses plus grandes symphonies, plus grande que tout ce qu’il a fait, supérieure en conséquence à tout ce que l’art musical a jamais produit. Et la virtuose, épuisée après la dernière mesure du finale, restait haletante au piano, et nous pressions ses mains devenues froides, et l’on se taisait… Que dire ? Et nous formions dans ce salon, perdu au centre de Paris, où l’anti-harmonie ne pénétra jamais, un groupe comparable à celui du tableau du Décaméron, où l’on voit des cavaliers et de belles jeunes femmes respirant l’air embaumé d’une villa délicieuse pendant qu’à l’entour de cette oasis, Florence est dévastée par la peste noire.
Berlioz, À travers chants (1862)