Les girls

Dans À des années-lumière, Marcel Cohen revient sur un échange que Gustav Janouch aurait eu un jour avec Kafka.

"L'étudiant Gustav Janouch était venu lui rendre visite, un jour de 1920, dans son bureau de l'Office d'assurances ouvrières contre les accidents. Il lui parlait avec enthousiasme d'une troupe de girls qui se produisait alors à Prague. Mais, plus Janouch décrivait les girls et plus Kafka s'assombrissait. Il finit même par s'énerver. Comment ? Des jeunes femmes ayant toutes les mêmes mensurations, le même costume, la même coiffure, qui lèvent la même jambe au même moment, et que l'on confond encore dans les mêmes applaudissements ? Pour Kafka, cela n'a rien à voir avec l'amour des femmes. Il s'agit, bien au contraire, d'une négation absolue de la femme. À ses yeux, on vient applaudir une image si standardisée de celle-ci qu'on assassine chaque femme dans ce qu'elle a de plus précieux : sa personnalité propre (1)."

Voici la citation exacte tirée du livre de Gustav Janouch. Kafka, qui était un lecteur passionné, tant de journaux que de revues, avait toujours sur sa table "divers périodiques allemands, tchèques et parfois aussi français, dont il commentait fréquemment les nouvelles au cours de la conversation".

G. Janouch : "Je me rappelle très précisément le jugement de Kafka sur le fascisme italien. Nous fûmes amenés à en parler en regardant une photo de scène, montrant une rangée de "girls" aux longues jambes. Je crois que c'était en octobre ou novembre 1922. Ouverte sur le bureau de Kafka, il y avait une grande revue de théâtre paraissant à Vienne, qui rendait compte, avec quelques illustrations, des nouveaux spectacles de danse à Paris et à Berlin. "Ce sont des danseuses ?" demandai-je gauchement en regardant de côté une rangée de danseuses alignées au cordeau. "Non, ce sont des soldats, répliqua Franz Kafka. Ce genre de revue est une revue militaire déguisée." Je regardai Kafka sans comprendre. Il s'expliqua donc plus longuement : "Le pas de l'oie à la prusienne et les pas de danse des girls ont un but analogue. Il s'agit dans les deux cas d'opprimer l'individualité. Soldats et girls ne sont plus des individus libres, mais des éléments prisonniers d'un groupe, obéissant à des commandements qui leur sont foncièrement étrangers. C'est pourquoi ils sont l’idéal de tous les commandants. Rien n'a besoin d'être expliqué ni repensé. Le commandement suffit. Soldats et girls défilent comme des marionnettes. Du coup, le commandant, qui par lui-même serait insignifiant, se sent plus grand. Regardez-le !" Kafka tira du tiroir central de son bureau un numéro de la revue Die Woche, l'ouvrit et me montra une photo de Mussolini : "Cet homme a la gueule rectangulaire d'un dompteur et les yeux de verre d'un cabotin mimant la gravité et la profondeur. En un mot, le vrai patron de baraque foraine, menant à la baguette ses girls politico-apolitiques, qui ne se produisent qu'en masse. Les voici !" Kafka me montrait la page suivante, où l'on voyait un groupe souriant de participants à la "marche sur Rome". "Voyez-vous ces visages ? Ils sont hilares, parce qu'ils n’ont pas besoin de penser et parce qu'ils sont persuadés qu'ils sont en route vers le pays de Cocagne. Les gens de Mussolini ne sont pas des révolutionnaires, ce sont des hommes-déchets, tendant leurs grosses pattes vers les plats qu'ils sont incapables de remplir eux-mêmes (2).""

En 1922, Kafka, qui avait lu Karl Kraus, fait déjà le lien entre une certaine industrie culturelle – qui préfigure celle que nous connaissons aujourd'hui – et le fascisme. Dans La dialectique de la Raison, paru après la guerre, Max Horkheimer et Theodor W. Adorno creusent cette idée.

Notes

1. À des années-lumière, Marcel Cohen, Éditions fario, 2013, p. 24
2. Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, Les Lettres nouvelles, Maurice Nadeau, 1978 (Gespräche mit Kafka, S. Fischer Verlag, 1968), p. 171-172.