Les derniers jours de l'humanité

Kraus voulait réapprendre à son époque à voir ce qu'elle montre et à lire ce qu'elle écrit.

Je ne connais personnellement pas d'auteur qui ait décrit plus magistralement que Karl Kraus le sentiment de résignation et d'impuissance avec lequel la plupart d'entre nous subissent aujourd'hui le pouvoir de la presse et des médias, à peu près comme on supporte une calamité. "C'est le journalisme", a-t-on envie de dire, comme on dit, dans d'autres circonstances : "C'est la guerre." Pour ne parler que d'un aspect qui n'est probablement ni aussi important, ni aussi secondaire qu'on le croit généralement, mais qui est, en tout cas, très révélateur, je ne rencontre pratiquement pas d'intellectuel digne de ce nom qui attende du journalisme à prétentions intellectuelles autre chose que le pire, c'est-à-dire la superficialité et l'à-peu-près, la simplification grossière, le mensonge par omission et par sélection et la servilité devant les valeurs (momentanément) imposées. Mais c'est le genre de constatation que l'on ne fait généralement qu'en privé. Le phénomène journalistique a fini par acquérir le caractère complètement impersonnel et anonyme d'une puissance naturelle contre laquelle il serait ridicule et absurde de se révolter publiquement. le fait que la mise en garde et la critique abstraites proviennent parfois des journalistes aux-mêmes signifie simplement que leur invulnérabilité et leur impunité sont réellement devenues totales. La grandeur de Kraus est de n'avoir accepté ni l'impersonnalité ni la normalité du phénomène, d'avoir choisi de citer des textes et des noms et de désigner des responsables précis de la médiocrité, de la malhonnêteté et de la bassesse "ordinaires".

Il est vrai qu'il a peut-être fait preuve d'un optimisme excessif, lorsqu'il a dit que sa fonction avait été de "mettre l'époque entre guillemets" en sachant que "ce qu'elle a de plus indicible ne pouvait être dit que par elle-même". Kraus ne voulait pas "énoncer (aussprechen), mais répéter (nachsprechen) ce qui est", laissant à son époque le soin de se déshonorer et de se détruire elle-même à travers ce qu'elle disait et ce qu'elle montrait."

Extrait de la préface de Jacques Bouveresse, Les Derniers Jours de l'humanité, Karl Kraus, Agone, 2003.