Le plurilinguisme

Je suis parfois réservé quand le plurilinguisme devient un mot d’ordre ou une incantation.

D’abord parce qu’il n’est pas toujours facile de transformer les individus en plurilingues. Ce qui peut sembler souhaitable sur le plan de la communication pose des problèmes culturels ou identitaires considérables.

"On oublie la puissance extraordinaire que les langues
de première socialisation ont sur les individus."

Dans certaines déclarations un peu trop triomphalistes autour du plurilinguisme, on oublie la puissance extraordinaire que les langues maternelles, les langues de première socialisation, ont sur les individus, en quoi elles les marquent sur le plan identitaire. Mes collègues qui n’aiment pas l’expression "langue maternelle" ont peut-être raison dans la mesure où elle est connotée, mais, d’un autre côté, il est très difficile d’éviter ces connotations. Il ne s’agit pas seulement d’une langue "première", mais d’une langue qui possède toute une série de déterminations sociales, familiales, historiques, etc. auxquelles les individus ne renoncent pas facilement – et l’on ne sait pas exactement pourquoi d’ailleurs ils devraient y renoncer.

Le linguiste Bally (1), sur lequel j’ai beaucoup travaillé, distinguait entre langue transmise et langue acquise. Si les langues étrangères sont à ce titre des langues acquises, les langues dites maternelles sont elles des langues transmises, que l’on reçoit en héritage. Cette puissance contenue dans le terme "maternelle" me semble donc importante.

Même si le plurilinguisme ne veut pas dire, entendons-nous bien, dépouiller les individus de leur langue première ou de l’identité culturelle qui est liée à cette langue, il faut être conscient du fait qu’en tant que tel, il peut devenir parfois un obstacle, notamment dans des pays dans lesquels des centaines de langues sont pratiquées. Pour les décideurs politiques, la question de la scolarisation y est extrêmement difficile à résoudre. Dans certains cas, l’on en revient même à une forme de monolinguisme. Il y a 200 langues au Cameroun… qu’à cela ne tienne, il n’y a qu’à enseigner en anglais ou en français ! On en revient à la question posée précédemment, après avoir décrit une réalité sociolinguistique de manière empirique, que fait-on ensuite ?

La situation on le conçoit est différente selon chaque contexte. En Europe, la perspective de former des individus plurilingues peut se comprendre, l’anglais étant de fait de plus en plus une langue en partage. Cela dit, on n’est pas obligé de se pâmer à chaque fois que l’on prononce le nom de plurilinguisme. Les Français aiment cette idée parce que monolingues ! C’est une façon de tendre vers quelque chose qui ne fait pas partie de la culture française du langage.

Rien n’empêche autrement de constituer des grammaires bilingues ou même plurilingues. Certains ouvrages de linguistique générale sont d’ailleurs de fait des grammaires plurilingues.

Note

1. Charles Bally (1865-1947).