La valeur opératique

Tout objet culturel tient sa stabilité d'une action oubliée : il concrétise un projet et une élaboration persistante. Son caractère d'œuvre n'est pas une catégorie sociale apportée de l'extérieur, mais incluse dans le processus créateur, qu'il soit ou non reconnu.

C'est pourquoi, même s'il y a des coiffeurs créatifs, un produit ou un service diffère d'une œuvre. On serait tenté d'opposer à la valeur d'échange de l'œuvre, qui peut être nulle, sa valeur d'usage qui peut être immense, mais cette dualité reste caractéristique de la marchandise. L'œuvre n'a pas d'usage, au sens fonctionnel du terme, même si un objet usuel peut être élaboré en une œuvre.

Un troisième terme est nécessaire : en reprenant une distinction kantienne, disons que ce qui n'a pas de prix a une dignité, et nommons valeur opératique cette qualité qui émane de l'œuvre, unique dans le temps comme dans l'espace, et qui en fait une apparition, par la projection du sentiment spécifique qu'elle suscite.

Rembrandt, The Lamentation over the Dead Christ (détail)

Ce n'est pas là une mystérieuse aura, car la valeur opératique découle 1) de la complexité qui unit le contenu et l'expression de l'œuvre, 2) de la singularité ou spécificité du point de vue qu'elle concrétise et 3) de la validité de la garantie qui la légitime. Bref, du rapport entre portée et teneur*, ou plus simplement entre le Dire et le Dit.

Le contact avec les œuvres a par lui-même un effet d'éducation. D'une part, elles séduisent et retiennent ; d'autre part, celui qui les découvre apprend, de deux manières : il doit apprendre pour comprendre ; l'œuvre lui assigne des chemins, qu'il doit poursuivre sans être certain de leur légitimité, et entre lesquels il peut hésiter. Mais une œuvre peut recéler, sans les énoncer pour autant, les guises de sa propre interprétation. Enfin, avant que l'on ait discerné les siennes, l'œuvre paraît s'affranchir des règles connues : elle donne ainsi un exemple voire une leçon de liberté inimaginable.

François Rastier, Apprendre pour transmettre. L'éducation contre l'idéologie managériale, PUF, 2013, p. 172-173 et p. 45-46 (note).

* Tout objet culturel se décrit en articulant ses quatre pôles associés par paires : 1) une expression (ou phore) et un contenu (ou valeur) dont le lien complexe établit la teneur ; 2) un point de vue et une garantie : coordonnées dans une interprétation, ils déterminent sa portée. Une expression isolée de son contenu reste insignifiante, car ininterprétable (elle se réduit à un signal, d'où le faux problème lancinant de la polysémie). Privés de leur interprétation, une expression et un contenu sont également insignifiants : si l'on ignore leur portée, leur teneur devient indéterminable. […] La valeur de vérité d'une formulation quelconque n'est pas déterminable par sa conformité avec un ordre a priori du monde (qui n'est qu'une somme de préjugés, fussent-ils partagés), mais par l'articulation d'une teneur et d'une portée qui conditionnent l'authenticité de l'objet culturel et légitiment ses interprétations.