La vérité

"On n’est jamais tenu de faire un livre." On ne peut pas attendre d’un philosophe qu’il aille au-delà de ce qu’il voit lui-même, ni qu’il donne des préceptes dont il n’est pas sûr. L’impatience des âmes n’est pas ici un argument : on ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture.

La philosophie ne peut être un tête-à-tête du philosophe avec le vrai, un jugement porté de haut sur la vie, sur le monde, sur l’histoire, comme si le philosophe n’en était pas – et elle ne peut pas davantage subordonner la vérité intérieurement reconnue à aucune instance extérieure. Il lui faut passer outre à cette alternative. Bergson sentait bien cela. Son testament de 1937, après avoir déclaré que ses réflexions l’avaient "amené de plus en plus près du catholicisme", ajoute ces mots qui posent notre problème : "Je me serais converti si je n’avais pas vu se préparer depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés." On sait qu’il a tenu parole, jusqu’à refuser, malgré la maladie et l’âge, les facilités que voulait donner à ce Juif illustre un pouvoir honteux de ses propres principes. Donc point de baptême secret, malgré la légende et malgré l’assentiment sur le fond. C’est ici qu’on voit comment Bergson concevait nos rapports avec la vérité. L’assentiment aux vérités que peut porter une institution ou une Église ne saurait le délier de ce pacte d’histoire qui est passé entre lui et les persécutés de demain, la conversion serait une désertion et l’adhésion au christianisme manifeste ne peut pas prévaloir sur le Dieu qui est caché dans la souffrance des persécutés. On dira : si le philosophe pense vraiment qu’une Église détient les secrets de la vie et les instruments du salut, il ne peut mieux servir les autres qu’en la servant sans réserves. Mais c’est sans doute l’hypothèse qui est vaine : par le choix même qu’il a fait, Bergson atteste qu’il n’y a pas pour lui de lieu de la vérité, où l’on devrait aller la chercher coûte que coûte, et même en brisant les rapports humains et les liens de vie et d’histoire. Notre rapport avec le vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. Mais le comble de la difficulté est que, si le vrai n’est pas une idole, les autres, à leur tour, ne sont pas des dieux. Il n’y a pas de vérité sans eux, mais il ne suffit pas, pour atteindre au vrai, d’être avec eux. Au temps où il était vivement sollicité de donner enfin sa morale, Bergson a écrit une petite phrase qui le révèle bien : "On n’est jamais tenu de faire un livre." On ne peut pas attendre d’un philosophe qu’il aille au-delà de ce qu’il voit lui-même, ni qu’il donne des préceptes dont il n’est pas sûr. L’impatience des âmes n’est pas ici un argument : on ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture. C’est donc le philosophe et lui seul qui est juge. Nous voici revenus au soi et au tête-à-tête du soi avec le vrai. Or, nous disions qu’il n’y a pas de vérité solitaire. Sommes-nous donc au rouet ? Nous y sommes, mais ce n’est pas le rouet des sceptiques. Il est vrai qu’il n’y a pas de juge en dernier ressort, que je ne pense ni selon le vrai seulement, ni selon moi seul, ni selon autrui seulement parce que chacun des trois a besoin des deux autres et qu’il y aurait non-sens à les lui sacrifier. Une vie philosophique ne cesse de se relever sur ces trois points cardinaux. L’énigme de la philosophie (et celle de l’expression) est que quelquefois la vie est la même devant soi, devait les autres et devant le vrai. Ces moments-là sont ceux qui la justifient. Le philosophe ne table que sur eux. Il n’acceptera jamais de se vouloir contre les hommes, ni les hommes contre soi, ou contre le vrai, ni le vrai contre eux. Il veut être partout à la fois, au risque de n’être jamais tout à fait nulle part. Son opposition n’est pas agressive : il sait que cela annonce souvent la capitulation. Mais il comprend trop bien les droits des autres et du dehors pour leur permettre n’importe quel empiètement, et, quand il est engagé dans une entreprise extérieure, si l’on veut l’entraîner au-delà du point où elle perd le sens qui la recommandait, son refus est d’autant plus tranquille qu’il est fondé sur les mêmes motifs que son adhésion. De là la douceur rebelle, l’adhésion songeuse, la présence impalpable qui inquiètent chez lui. Comme Bergson le dit de Ravaisson, sur un ton si personnel qu’on imagine ici quelque retour sur soi : "Il ne donnait pas de prise… Il était de ceux qui n’offrent même pas assez de résistance pour qu’on puisse se flatter de les voir jamais céder."

Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie (1953)