"Le tonnerre du canon, les shrapnells me rendent sourd mais pas aveugle", écrit Döblin dans une lettre ouverte à Marinetti, publiée en 1913.
Le 7 octobre 2013, quatorze nouvelles sculptures de Damien Hirst ont été "dévoilées" en grande pompe à Doha. Le New York Times décrit ainsi la scène : "At 7 on Monday evening, to the amplified sound of a beating heart, members of Qatar's royal family, government officials and local artists watched as each balloon, bathed in purple light, opened like a giant flower to reveal an unusually provocative public artwork. Called "The Miraculous Journey," it consists of 14 monumental bronze sculptures, by the British artist Damien Hirst, chronicling the gestation of a fetus inside a uterus, from conception to birth, ending with a statue of a 46-foot-tall anatomically correct baby boy (1)."
Cette mise en scène grotesque, cette "cérémonie d'ouverture" au sens propre du terme, cette "éclosion" (2), est à l'image des "œuvres" présentées.
Le nouveau-né, un garçon, se tient seul debout (3) en équilibre sur une jambe. Il a le regard vide. Cette sculpture monumentale, en bronze, écrasante, indestructible (4), a manifestement plus à voir avec les nus héroïques et surdimensionnés d'Arno Breker, que Jean Clair mentionne dans Hubris, qu'avec, disons, Rodin.
Sur la page Facebook du New York Times, un internaute s'esclaffe : "I'm the only one that is worried that a giant metallic mother will attack the city in search for her missing silver babies?" Voici ce que Jean Clair écrit à ce sujet : "Là où les Olympiens incarnent la mesure et la raison, proches des humains, les Géants incarnent la démesure et la violence, une représentation du deînos et de l'hubris. Ils sont une figure originelle, terrible, de la puissance première, toujours prête à resurgir, lorsqu'ils s'échappent du Tartare où ils sont enfermés, et que les Dieux ne les contrôlent plus (5)."
C'est le Stromboli dans le film éponyme de Rossellini. Nul n'en réchappe (6).
Notes
1. "Art, From Conception to Birth in Qatar", The New York Times, 07/10/13.
2. "When winds kicked up the other day, the balloon shrouding the baby boy accidentally blew off. Mr. Hirst, who was in London at the time, received an e-mail from Sheikha al Mayassa that read: 'Your baby appears to want to come early.'" The New York Times, op. cit.
3. "La station droite, chez les Modernes, devient le signe d'une domination : le pouvoir de regarder de haut le reste de la Création." Jean Clair, Hubris, Gallimard, 2012, p. 80.
4. C'est en tout cas comme cela que certains militants "pro-life" la voient : "Whether the artist intended it or not, and I believe he did, the sculptures take a pro-life view. Consider the last piece which is a huge sculpture of the born baby. Visually it says that we cannot hide this human life away and destroy it. The towering bronze baby is too large, too powerful and too beautiful to simply disregard and discard." (un blog canadien, 13/10/13) Sur la page Facebook du New York Times, un internaute laconique : "Nothing more than an unsightly pro-life ad."
5. Hubris, op. cit., p. 75.
6. Les dieux ne sont pas plus responsables des éruptions volcaniques que de la foudre, s'agace Lucrèce : "Si vraiment c'est Jupiter et les autres dieux qui ébranlent de ces bruits épouvantables la voûte lumineuse du ciel, si vraiment ils lancent l'éclair partout où ils le veulent, pourquoi ne s'en prennent-ils pas à ceux qui ne craignent pas de commettre des crimes abominables ? Pourquoi ne voit-on pas sous leurs coups les scélérats exhaler la flamme de l'éclair de leur poitrine transpercée, exemple redoutable pour les autres mortels ? Pourquoi au contraire celui à qui sa conscience ne reproche nulle honte est-il roulé dans les flammes, et malgré son innocence, pris et entraîné soudain dans le tourbillon venu du ciel, et dévoré par le feu ? Pourquoi encore les dieux visent-ils les lieux déserts où ils perdent leur peine ? Veulent-ils alors exercer leurs bras et fortifier leurs muscles ? […] Enfin pourquoi [Jupiter] renverse-t-il les temples sacrés des dieux et ses superbes demeures d'un trait acharné à leur perte ? Pourquoi brise-t-il les magnifiques statues des dieux, et par d'horribles blessures détruit-il la beauté de ses propres images ?" De rerum natura, Les Belles lettres, Livre VI, 387-421.