Michael Haneke s'explique sur ses intentions, dans cet extrait repris dans l'article :
J. Lepastier s'est senti visé : "Il prend sciemment le spectateur au piège. D'abord, il ne lui laisse le choix qu'entre deux places : celle du complice ou du juge. Ensuite, il lui dit que s'il quitte la salle, c'est qu'il se voile la face devant la violence du monde ; mais s'il reste tout en désapprouvant le film, alors c'est qu'il n'est pas cohérent avec lui-même." Il ajoute : "Il n’y a donc qu'une seule et unique solution : rester et se soumettre à l'autorité non pas d'un cinéaste, mais de l'ordonnateur d'une expérience, entre le traitement Ludovico d'Orange mécanique et l'expérience de Milgram. Haneke ne cherche pas à élever le spectateur, mais réellement à le rééduquer, exactement comme un délinquant ou un handicapé (1)."
Mais non, il ne dit pas ça. Il dit, comme Pasolini : ne criez pas au scandale si vous restez. Il dit de la même façon : on peut quitter la salle (2). Il ne dit pas que l'on se voile la face devant la violence du monde, dans un cas comme dans l'autre, au contraire. En rembobinant le film, à un moment donné, M. Haneke crée un effet de distanciation. "Funny Games montre – sous la forme d'une dénonciation – comment nous pouvons être les victimes d'une manipulation", explique-t-il. Le film ne peut pas à la fois dénoncer et être ce qu'il dénonce (3). C'est une farce. "Ces deux garçons sont des incarnations jubilatoires du mal, des abstractions", précise M. Haneke. "Mes premiers films fonctionnaient à partir de modèles et d'archétypes (4)." Tout comme chez J. M. Coetzee, on pousse la logique jusqu'au bout pour tenter de comprendre ce qui se passe.
Quel rapport avec Amour ? |
La question est donc de savoir s'il y a un rapport entre Funny Games et Amour. "Le rééducateur a-t-il réellement disparu avec Amour ?", se demande sérieusement J. Lepastier. "Il y a toujours chez lui cette façon de faire passer au spectateur, comme à ses acteurs, des moments délibérément pénibles, voire humiliants, tout en les enrobant d'un sévère "c'est pour ton bien". Décidément, M. Haneke est sévère. Quant à l'humiliation qu'il nous ferait subir, on en a déjà parlé. On a un peu l'impression de relire trois fois le même texte.
J. Lepastier juge ensuite que certaines situations sont "sordides" (5) et qu'il ne faut pas les filmer.
"On assiste là, lance-t-il, à un flagrant délit de vanité de la part d'un grand auteur international, qui croit que sa maîtrise lui permettra de filmer toutes les situations, même les plus sordides. Imagine-t-on Hitchcock ou Bergman (même celui de Cris et Chuchotements, son film le plus terrassant) se poser de telles questions ? (6)" On peut très bien l'imaginer. Cris et Chuchotements est d'ailleurs un bon exemple. Mais l'on pourrait citer Les Communiants, La Nuit des forains, Sarabande, ou encore En présence d'un clown. Un film dérangeant, qui commence dans un asile. Un homme écoute le début du dernier lied du Voyage d'hiver de Franz Schubert. Il ne parvient pas à maîtriser son angoisse. Ingmar Bergman présente les choses crûment. On pourrait également évoquer Providence, le film d'Alain Resnais.
M. Haneke déclare lui-même : "On ne peut pas montrer un enfant dont la tête a été fracassée. Ce n'est pas possible, car ça devient soit ridicule, soit dégueulasse. De même, les sentiments qu'éprouvent alors les parents ne peuvent être joués. La seule façon de procéder était donc d'éloigner le plus possible la caméra, afin de ne pas montrer les visages. […] La souffrance montrée de près est, à mes yeux, obscène. Je trouve insupportables les photos qui montrent les victimes d'un massacre en gros plans, surtout dans les documentaires. Je ne veux pas voir cela. C'est une question de goût. En allemand, Geschmack veut dire que si quelqu'un a du goût, c'est qu'il a aussi une éthique. Le goût n'est pas une affaire d'esthétique uniquement, cela implique du respect. En l'occurrence du respect pour la douleur d'autrui (7)."
Qu’est-ce qui choque le rédacteur des Cahiers ? On ne comprend plus très bien. Avec Amour, écrit-il, M. Haneke "gomme la part de provocation inhérente à son style et qui le rattache aussi à une tradition autrichienne (cf. les ressassements et éruptions verbales de Thomas Bernhard – un auteur doté tout de même de plus d'humour que Haneke (8)". S'agit-il d'un dévoiement ? Il faudrait savoir ce que l'on veut ! Regrette-t-il le Haneke de Funny Games ?
Plutôt que de vouloir comparer Funny Games et Amour, ce qui n'a pas grand sens, on aurait pu prendre d'autres exemples. L'adaptation au théâtre du roman de J. M. Coetzee, Disgrace, par Kornél Mundruczó (9), pose un certain nombre de questions semblables à celles que l'on peut se poser en voyant Funny Games. On pense évidemment à Salò. "C'est un film qui m'a ouvert les yeux", reconnaît M. Haneke (10). Ou encore à Dillinger è morto, de Marco Ferreri. Quant à Amour, on pourrait le rapprocher de Bella addormentata, par exemple, de Marco Bellocchio, ou du film de Carlos Sorín, La Ventana.
J. Lepastier lui reproche enfin d'avoir peur du kitsch. Dans Amour, la musique s'arrête tout le temps (11). Or, pour J. Lepastier, l'émotion s'arrête avec la musique.
Notes