"Le voicy tout effroyé, son cheval hors d'haleine, fort harassé. Il m'entretint de cette fable: qu'il venoit d'estre rencontré à une demie lieue de là par un sien ennemy, lequel je cognoissois aussi, et avois ouy parler de leur querelle; que cet ennemy luy avoit merveilleusement chaussé les esperons et, qu'ayant esté surpris en désarroy et plus foible en nombre, il s'estoit jetté à ma porte à sauveté; qu'il estoit en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou prins. J'essayay tout nayfvement de le conforter, asseurer et rafreschir.
Tantost apres, voylà quatre ou cinq de ses soldats qui se presentent, en mesme contenance et effroy, pour entrer; et puis d'autres et d'autres encores apres, bien equipez et bien armez, jusques à vingt cinq ou trante, feingnants avoir leur ennemy aux talons.
Ce mystere commençoit à taster ma soupçon. Je n'ignorois pas en quel siecle je vivois, combien ma maison pouvoit estre enviée, et avois plusieurs exemples d'autres de ma cognoissance à qui il estoit mesadvenu de mesme. Tant y a que, trouvant qu'il n'y avoit point d'acquest d'avoir commencé à faire plaisir si je n'achevois, et ne pouvant me desfaire sans tout rompre, je me laissay aller au party le plus naturel et le plus simple, comme je faicts tousjours, commendant qu'ils entrassent.
[…]
Ceux-cy se tindrent à cheval dans ma cour, le chef avec moy en ma sale, qui n'avoit voulu qu'on establat son cheval, disant avoir à se retirer incontinent qu'il auroit eu nouvelles de ses hommes. Il se veid maistre de son entreprise, et n'y restoit sur ce poinct que l'execution. Souvant depuis il a dict, car il ne craingnoit pas de faire ce compte, que mon visage et ma franchise luy avoient arraché la trahison des poincts. Il remonta à cheval, ses gens ayants continuellement les yeux sur luy pour voir quel signe il leur donneroit, bien estonnez de le voir sortir et abandonner son avantage."
(avant-dernier chapitre des Essais)