Terrain miné

"Entre ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas, le terrain est miné, note Marcel Cohen dans son dernier livre. "Que lis-tu ?", lui demandait-on, lorsqu'il était encore au lycée. Il se contentait de tendre le volume avec agacement. "Ah bon !", rétorquait-on avant de tourner les talons."

Un peu plus loin : "En matière de livres, et puisque tout le monde sait lire, personne ne lui reconnaissait de compétence particulière. L'enjeu consistait donc à arracher aux livres la parcelle d'autorité, qu'à tort ou à raison, on croyait pouvoir en extraire, tout en dépossédant leur propriétaire de son monopole sur le contenu (1)."

"Tout livre appelle un lecteur. Quand deux êtres se rencontrent dans le silence, par le truchement de petits caractères noirs sur le blanc de la page, ce n'est pas seulement la solitude qui est vaincue : l'exigence critique du lecteur s'ajoutant à l'exigence critique de l'auteur c'est un petit pan de réalité qui apparaît. Et quand des réalités, même parcellaires, même confuses, se font jour dans un livre, c'est notre capacité à les modifier qui prend corps et s'aiguise. Cette exigence commune de lucidité est bien la plus forte affirmation de soi dont deux êtres restent capables (2)."

Notes

1. L'Homme qui avait peur des livres, Arfuyen, 2014. En avril 2012, à Tunis, une manifestation a eu lieu avenue Habib-Bourguiba. Les participants se sont rassemblés pendant une heure, un livre à la main. Flagrant délit.
2. À des années-lumière, Fario, 2013. Dans ce livre, Marcel Cohen relève certains faits. Par ex. : "La firme Topf de Wiesbaden, qui fabriqua et installa les fours crématoires destinés à réduire en cendres les millions de cadavres afin qu'il ne subsiste aucune trace du crime, resta en activité jusqu'en 1975 sans même songer à changer de raison sociale. L'idée d'une quelconque responsabilité n'effleura pas même ses dirigeants." C'est véritablement un pan de réalité qui apparaît, pour reprendre cette expression. Il faut lire aussi Sur la scène intérieure (Gallimard, 2013), et l'écouter en parler ici.