Dans le monde romain, celui qui contemple est comme un augure qui examine le vol des oiseaux sans le carré qu’a dessiné le lituus dans l’air. Le carré circonscrit dans l’air se nomme en latin un templum. Qu’est-ce alors, exactement, que contempler à Rome ? À Rome on appelle "augure" les prêtres qui tirent les auspices. Ils sont trois sous la royauté, neuf sous la république, seize sous l’empire. Auspicia se décompose en aves et spicio. Mot à mot oiseaux-regarder. Ces visions des oiseaux en train de voler se disent en latin inaugurations. In-augur-ationes. L’augure à l’aide de son bâton sacré – lituus – découpe dans le ciel un rectangle – templum – dans lequel il examine le vol, l’allure, la direction des oiseaux, nuées, orages, mouvements de l’air, éclairs, n’importe quel signe qui vient y surgir. […] Le quadrato rectangulaire dans lequel peignent les peintres de l’Occident dérive du temple rectangulaire que dessinent les augures dans le ciel pour prévoir l’avenir. La scène qui s’y "inaugure", bien sûr, par définition, ne s’y trouve pas encore. C’est ainsi que dans chaque fresque ancienne une image particulière manque dans l’image particulière. L’image manque : À Rome on voit un ensemble de signes, un présage, dans un rectangle, qu’il faut interpréter. […] Les fresques de l’antiquité romaine sont géniales : elles évitent à la peinture figurative le problème de l’anecdote. La beauté se tient résolument en réserve du visible, en amont de l’épiphanie. L’anecdote n’est jamais montrée.
Pascal Quignard, Sur l'image qui manque à nos jours, Arléa, 2014