Hier soir, marathon wagnérien sur une chaîne de télévision. En préparation des représentations de Stuttgart, plus de quatre heures d'entretiens de très haut niveau, de musique, de tableaux d'opéra. À la fin de l'émission, il a été question du fort de Breendonk où des œuvres de Wagner seront montées en plein air. Le nom de l'endroit m'a mis la puce à l'oreille ; vérification faite, c'était le siège de la Gestapo où Jean Améry a été torturé et que Sebald décrit dans son roman intitulé Austerlitz. Sans commentaire. Comme on dit à Budapest : C'est ainsi. (12 août 2002)
Cette forteresse était le pur produit monolithique de la laideur et de la violence aveugle |
Cette forteresse était le pur produit monolithique de la laideur et de la violence aveugle […] ce que je pus parfaitement m'imaginer, lorsque je pénétrai enfin moi-même dans la forteresse et regardai tout de suite à droite par la vitre d'une porte donnant sur le mess des SS, avec ses tables et ses bancs, son gros poêle de fonte et, au mur, ses devises soigneusement peintes en lettres gothiques, c'étaient les bons pères de famille et les bons fils de Vilsbiburg et de Fuhlsbüttel, de la Forêt-Noire et du Münsterland qui, leur service accompli, jouaient ici aux cartes ou écrivaient à la maison des lettres aux êtres chers : n'avais-je point vécu parmi eux jusqu'à ma vingtième année ? […] Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s'ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance. Mais je sais encore que dans la casemate de Breendonk une odeur immonde de savon noir vint frapper mes narines […] Ce n'est que quelques années plus tard que je pris connaissance, en lisant Jean Améry …
On entre par le portail principal et l'on arrive bientôt dans une pièce qui était mystérieusement baptisée à l'époque du nom de "Bureau". Une photo de Heinrich Himmler au mur, un drapeau avec une croix gammée étalé sur une longue table, quelques misérables chaises. Bureau. Chacun y vaquait à son travail, le leur c'était de tuer. […]
Le premier coup fait comprendre au détenu qu'il est sans défense, et que ce geste renferme déjà tout ce qui va suivre à l'état embryonnaire. […] Avec le premier coup qui s'abat sur lui, il est dépossédé de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans le monde. Confiance dans le monde. Beaucoup de choses la constituent : par exemple la foi en une causalité à toute épreuve, foi irrationnelle, impossible à justifier logiquement, ou encore la conviction également aveugle de la validité de la conclusion inductive. Un autre élément plus important dans cette confiance – et seul pertinent ici – est la certitude que l'autre va me ménager en fonction de contrats sociaux écrits ou non écrits, plus exactement qu'il va respecter mon existence physique et dès lors métaphysique. Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi. La surface de ma peau m'isole du monde étranger : au niveau de cette surface j'ai le droit, si l'on veut que j'aie confiance, de n'avoir à sentir que ce que je veux sentir.
Or, le premier coup reçu brise cette confiance dans le monde. L'autre, contre qui je suis physiquement dans le monde et avec qui je puis être seulement aussi longtemps qu'il ne transgresse pas la frontière qu'est la surface de ma peau, m'impose, en me frappant, sa propre corporalité. Il porte la main sur moi et ce faisant il m'anéantit. C'est comme un viol, un acte sexuel commis sans la consentement de l'un des deux partenaires. […]
Du plafond du bunker pendait une chaîne en partie enroulée autour d'une poulie ; à son extrémité inférieure se trouvait un gros crochet de fer courbé. On me conduisit sous l'appareil. Le crochet fut passé dans les liens qui tenaient mes mains attachées derrière le dos. Puis on me hissa avec la chaîne jusqu'à ce que mon corps pende à environ un mètre du sol. […] Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L'outrage de l'anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu'ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d'éteindre complètement est irrécupérable.