La Belle Endormie

"On ne connaît rien, au cinéma, d'aussi intelligemment fait et politiquement passionnant que À la Maison-Blanche ou Borgen, série danoise dont le succès fut tel l'an dernier que la deuxième saison est en route." (1)

N'y a-t-il pas de film "politiquement passionnant" au cinéma ? "Aussi" passionnant que Borgen ? En février 2009, le père d'Eluana Englaro, plongée dans le coma depuis dix-sept ans, a obtenu de la justice de pouvoir faire en sorte que l'on débranche le système d'alimentation qui la maintenait artificiellement en vie. Le parti de Berlusconi a cherché à légiférer en urgence pour l'empêcher de faire appliquer cette décision. En 2012, dans la Bella Addormentata, Marco Bellocchio est revenu sur ce moment marquant de l'histoire récente de l'Italie. Un sénateur, interprété par Toni Servillo, membre du Partito del Popolo, de Berlusconi, hésite. Doit-il voter pour ce projet de loi qu'il désapprouve ou présenter sa démission ?

On retrouve ce genre de cas de conscience dans Borgen. Mais pour Bellocchio, il ne s'agit pas de raconter une histoire édifiante. C'est un film sur le langage – le langage des images y compris – et l'usage que l'on en fait. Le doute vient après la croyance, note Wittgenstein (2). Mais il vient. Ou alors, il faut s'attendre au pire, comme Hannah Arendt l'a bien montré : "Clichés, stock phrases, adherence to conventional, standardized codes of expression and conduct have the socially recognized function of protecting us against reality, that is, against the claim on our thinking attention which all events and facts arouse by virtue of their existence. If we were responsive to this claim all the time, we would soon be exhausted; the difference in Eichmann was only that he clearly knew of no such claim at all." (3)

"J'ai une image du monde, écrit Wittgenstein. Est-elle vraie ou fausse ? Elle est, avant tout, le soubassement de toutes mes recherches et affirmations. Les propositions qui la décrivent ne sont pas toutes également sujettes à vérification." (4) Si ces propositions ne sont pas toutes également sujettes à vérification, certaines d'entre elles le sont. Jacques Bouveresse défend cette idée dans l'un de ses ouvrages qui s'intitule justement Peut-on ne pas croire ? (5) "La vérification n'a-t-elle pas de fin ?", se demande en même temps Wittgenstein (6).

Le film de Bellocchio est politiquement passionnant en ce qu'il pose la question du passage à l'acte. "Vois si tu veux agir avec moi", lance Antigone à Ismène.

Notes

1. "Du plaisir en séries", La Quinzaine littéraire, op. cit. "L'Exercice de l'État, de Pierre Schoeller, excepté", est-il précisé. Mais le film de Pierre Schoeller est-il un si grand film que ça ? On peut raisonnablement en douter. "Pierre Schoeller dynamite un genre, bouscule le vieux cinéma politique", peut-on lire dans Le Figaro (25/10/11). Pour Le Monde, ce film est "intelligent, neuf, provocant" (26/10/11). Est-ce que Anno uno de Rossellini, c'est du vieux cinéma politique ? En quoi le film de Schoeller renouvelle le genre ? Le film d'Otar Iosseliani Jardins en automne, sorti en 2006, n'est-il pas bien plus subversif ?
2. Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, 2006, p. 58.
3. Hannah Arendt, "Thinking and Moral Considerations", Social Research, 1971, p. 418.
4. "Si tu sais que ceci est une main, nous t'accordons tout le reste. (Dire que telle et telle proposition ne peut être prouvée ne veut évidemment pas dire qu'elle ne peut être dérivée d'autres propositions ; toute proposition peut être dérivée d'autres propositions. Mais il se peut que celles-ci ne soient pas plus sûres que celle-là.) […] Si par exemple, quelqu'un disait : "Je ne sais pas s'il y a là une main", on pourrait dire : "Regarde de plus près." – Cette possibilité de se convaincre de quelque chose fait partie du jeu du langage." De la certitude, op. cit., p. 15-16.
5. "Valéry formule dans Monsieur Teste la recommandation suivante : "Rappelez-vous tout simplement qu'entre les hommes il n'existe que deux relations : la logique ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu'on se doit. Si l'on refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué, et qu'on va vous faire obéir par tous les moyens. Vous serez pris par la douceur ou par le charme de n'importe quoi, vous serez passionnés par la passion d'un autre ; on vous fera penser ce que vous n'avez pas médité et pesé." Ceux qui persistent aujourd'hui à penser plus ou moins à la façon de Valéry ne peuvent qu'être frappés par le degré d'impolitesse de l'esprit et même de grossièreté caractérisée que notre époque semble trouver désormais normal et naturel. Ce sont, me semble-t-il, les rationalistes et les agnostiques, beaucoup plus que les croyants, qui ont des raisons sérieuses et des occasions innombrables de se sentir attaqués et d'avoir le sentiment qu'on leur fait la guerre et cherche à les faire obéir." Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Agone, 2007, p. 74-75. Voir aussi Montaigne, Les Essais, Livre III, chapitre XI.
6. "L'enquête ne se poursuivra pas à l'infini", indique Spinoza dans son Traité de la réforme de l'entendement : "Pour trouver la meilleure Méthode de recherche du vrai, on n'aura pas besoin de rechercher une autre Méthode d'investigation du vrai, et pour rechercher cette seconde Méthode, on n'aura pas besoin d'une troisième, et ainsi à l'infini. En effet, de cette manière, on ne parviendrait jamais à la connaissance du vrai, ni même à aucune connaissance." Voir aussi Karl Popper.