Jacques le fataliste

Jacques : Je n’aime point à parler des vivants, parce qu’on est de temps en temps exposé à rougir du bien et du mal qu’on en a dit ; du bien qu’ils gâtent, du mal qu’ils réparent. Le maître : Ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer ; dis la chose comme elle est. Jacques : Cela n’est pas aisé. N’a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d’après quoi l’on exagère ou l’on atténue ? Dis la chose comme elle est !… Cela n’arrive peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle ? Non. D’où il doit arriver que deux fois à peine en un jour dans toute une grande ville on soit entendu comme on dit. Le maître : Que diable, Jacques, voilà des maximes à proscrire l’usage de la langue et des oreilles, à ne rien dire, à ne rien écouter et à ne rien croire ! Cependant, dis comme toi, je t’écouterai comme moi, et je t’en croirai comme je pourrai. Jacques : Si l’on ne dit presque rien dans ce monde qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c’est qu’on n’y fait presque rien qui soit jugé comme on l’a fait. Le maître : Il n’y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.

(Jacques le fataliste et son maître)