"Aujourd'hui, la plupart des gens ne connaissent l'Encyclopédie que de réputation, en tant que source de l'"encyclopédisme" et de la libre-pensée, ou, quand ils en ont lu une partie, qu'à travers quelques articles rassemblés dans des anthologies. Celles-ci contiennent habituellement la même sélection, quelques doses d'irréligion extraites d'un océan d'informations inoffensives. Diderot lâcha ses propos impies dans des articles portant sur des sujets obscurs, comme Aschariouns et Epidelius, en prenant soin d'éviter d'éveiller les soupçons dans des rubriques évidentes, comme Christianisme et Trinité. Bien entendu, cette obscurité calculée servait la cause des Lumières et aiguisait l'intelligence du lecteur. Des lecteurs perspicaces ne pouvaient que repérer les railleries contre le pape dans l'article Siako, qui portait sur un grand prêtre japonais. Ils détecteraient aussi l'irréligion manifestée dans Ypaina, article consacré à un rite païen ressemblant étrangement à l'Eucharistie, dans Aigle, oiseau doté d'une ressemblance troublante avec des images de l'Esprit Saint, et dans Agnus Scythicus, plante mythique et magique qui faisait curieusement penser à l'Incarnation.
L'Encyclopédie poursuivait ces mêmes fins au moyen de détours logiques astucieux. Ainsi, elle utilisait de mauvais arguments pour parvenir à des conclusions orthodoxes et de bons arguments au service de l'hérésie… pour sauver l'orthodoxie in extremis à l'aide de non sequiturs placés à des endroits stratégiques. Simultanément, elle présentait au lecteur un regroupement édifiant de Hottentots, d'Hindous, de Confucéens, de Stoïciens, de déistes et même d'athées vertueux et intelligents, qui contrastaient avec des papes, évêques, prêtres et moines pareillement malveillants et stupides. Toute cette pensée libertine était agrémentée de renvois percutants. Le plus célèbre apparaissait dans le premier volume, où l'article Anthropophages, description sans fard du cannibalisme, se terminait sur la note suivante : "Voyez Eucharistie."
Isolées et mises bout à bout, ces remarques peuvent faire passer l'Encyclopédie pour une machine infernale ayant pour cible toute les orthodoxies de l'Ancien Régime. Mais la plupart d'entre elles passèrent inaperçues aux yeux de la majorité des lecteurs, qui consultaient l'ouvrage à la recherche d'informations sur un sujet très précis. En outre, les traits d'esprit insolents étaient monnaie courante depuis un siècle dans la littérature libertine. Ce n'était pas son impiété épisodique qui rendait l'Encyclopédie si menaçante, mais le programme incarné dans l'ouvrage, à savoir la tentative de restructurer la totalité des connaissances et de tracer la frontière entre le connaissable et l'inconnaissable d'une façon qui contestait l'autorité de l'Église."