Encyclopédie

"Ce n'était pas son impiété épisodique qui rendait l'Encyclopédie si menaçante, selon Robert Darnton, mais le programme incarné dans l'ouvrage, à savoir la tentative de restructurer la totalité des connaissances et de tracer la frontière entre le connaissable et l'inconnaissable d'une façon qui contestait l'autorité de l'Église."

"Aujourd'hui, la plupart des gens ne connaissent l'Encyclopédie que de réputation, en tant que source de l'"encyclopédisme" et de la libre-pensée, ou, quand ils en ont lu une partie, qu'à travers quelques articles rassemblés dans des anthologies. Celles-ci contiennent habituellement la même sélection, quelques doses d'irréligion extraites d'un océan d'informations inoffensives. Diderot lâcha ses propos impies dans des articles portant sur des sujets obscurs, comme Aschariouns et Epidelius, en prenant soin d'éviter d'éveiller les soupçons dans des rubriques évidentes, comme Christianisme et Trinité. Bien entendu, cette obscurité calculée servait la cause des Lumières et aiguisait l'intelligence du lecteur. Des lecteurs perspicaces ne pouvaient que repérer les railleries contre le pape dans l'article Siako, qui portait sur un grand prêtre japonais. Ils détecteraient aussi l'irréligion manifestée dans Ypaina, article consacré à un rite païen ressemblant étrangement à l'Eucharistie, dans Aigle, oiseau doté d'une ressemblance troublante avec des images de l'Esprit Saint, et dans Agnus Scythicus, plante mythique et magique qui faisait curieusement penser à l'Incarnation.

L'Encyclopédie poursuivait ces mêmes fins au moyen de détours logiques astucieux. Ainsi, elle utilisait de mauvais arguments pour parvenir à des conclusions orthodoxes et de bons arguments au service de l'hérésie… pour sauver l'orthodoxie in extremis à l'aide de non sequiturs placés à des endroits stratégiques. Simultanément, elle présentait au lecteur un regroupement édifiant de Hottentots, d'Hindous, de Confucéens, de Stoïciens, de déistes et même d'athées vertueux et intelligents, qui contrastaient avec des papes, évêques, prêtres et moines pareillement malveillants et stupides. Toute cette pensée libertine était agrémentée de renvois percutants. Le plus célèbre apparaissait dans le premier volume, où l'article Anthropophages, description sans fard du cannibalisme, se terminait sur la note suivante : "Voyez Eucharistie."

Isolées et mises bout à bout, ces remarques peuvent faire passer l'Encyclopédie pour une machine infernale ayant pour cible toute les orthodoxies de l'Ancien Régime. Mais la plupart d'entre elles passèrent inaperçues aux yeux de la majorité des lecteurs, qui consultaient l'ouvrage à la recherche d'informations sur un sujet très précis. En outre, les traits d'esprit insolents étaient monnaie courante depuis un siècle dans la littérature libertine. Ce n'était pas son impiété épisodique qui rendait l'Encyclopédie si menaçante, mais le programme incarné dans l'ouvrage, à savoir la tentative de restructurer la totalité des connaissances et de tracer la frontière entre le connaissable et l'inconnaissable d'une façon qui contestait l'autorité de l'Église."

Darnton Robert
"L'angoisse épistémologique : de l'encyclopédisme à la publicité"
Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode
PUB, 2002
"Founded in 1982 as a result of a collaboration between the French government and the University of Chicago, the ARTFL Project is a consortium-based service that provides its members with access to North America's largest collection of digitized French resources. The Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres was published under the direction of Diderot and d'Alembert, with 17 volumes of text and 11 volumes of plates between 1751 and 1772. Containing 74,000 articles written by more than 130 contributors, the Encyclopédie was a massive reference work for the arts and sciences, as well as a machine de guerre which served to propagate the ideas of the French Enlightenment. The impact of the Encyclopédie was enormous. Through its attempt to classify learning and to open all domains of human activity to its readers, the Encyclopédie gave expression to many of the most important intellectual and social developments of its time. The ARTFL Encyclopédie database contains 21.7 million words, 254,000 unique forms, 18,000 pages of text, 17 volumes of articles, and 11 volumes of plate legends."
 
Source : Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers