Dette symbolique

Dès lors que le don n'a pu encore être suivi d'un contre-don, la dette symbolique s'ouvre. Elle affecte quiconque est porteur d'une "parole" importante qui lui a été transmise, importance mesurée en fonction de son degré d'élaboration et des valeurs qu'elle porte.

L'objet de la transmission peut être un objet culturel quelconque, une parole, un écrit ou toute autre performance sémiotique. Bien entendu, la transmission n'est pas simple tradition, elle recontextualise, transforme, réélabore, et ainsi, par l'interprétation, elle produit du sens. Parfois, l'interprétation des œuvres peut s'introduire dans leur histoire et colorer durablement leur lecture, ce qui renforce encore le caractère cumulatif de leur transmission, par contraste avec le caractère dissipatif de la communication. L'interprétation, qu'elle soit élaborée en commentaire ou simplement lecture ou contemplation, est déjà, par l'attention soutenue, par l'effort de concentration, une compensation de la dette symbolique.

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Formulons l'hypothèse que l'éducation a pour but d'ouvrir une dette symbolique qui, plus que les besoins organiques, intègre l'enfant au groupe social. Loin d'être un dressage, l'éducation rencontre les désirs d'intégration qui s'expriment dans l'imitation et conditionnent la volonté d'apprentissage. À tous les niveaux, l'enseignement dépasse la formation dans la mesure où il a pour but ou du moins pour effet le don symbolique : il est prodigué, et il ouvre ainsi la dette symbolique de ceux qui le reçoivent. ils n'en sont pas seulement redevables à l'égard de ceux qui le prodiguent, mais à l'égard de ses contenus, notamment ceux dont les œuvres sont porteuses.

L'enseignement porte cette dette à son comble, à condition d'une exigence de qualité, tant dans sa teneur que dans sa portée. Les élèves, même illettrés, sont sensibles à une expression soignée qui leur semble justement un égard, pour eux comme pour les contenus transmis. Ils ne sont pas dupes de la démagogie du langage-jeunes qui ne les fait pas progresser. Se tenir à la hauteur de ce que l'on doit enseigner, ce n'est pas une morgue académique, mais simplement respect de l'enseignement et de ses contenus. Ce respect s'étend : lire des textes difficiles apaise les tensions et ouvre les esprits à leur propre ingéniosité.

Aussi faut-il en finir avec l'aggressivité insidieuse qui s'exerce à l'égard des œuvres et de la notion même d'œuvre. Pour "se mettre au niveau des élèves" on remplace de plus en plus les œuvres par une "littérature de jeunesse" écrite par personne pour quiconque et qui tombe vite des mains de tout le monde.

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L'élaboration particulière des œuvres procède d'un engagement pratique singulier, qu'il soit esthétique ou éthique. Elles témoignent, par leur matériau, leur degré d'élaboration, leur qualité d'exécution, d'un égard pour ceux à qui elles se destinent. Au-delà même de leur teneur, leur portée suppose un rapport imaginaire singulier entre le point de vue de l'interprète et celui qu'il prête à l'auteur, devenu alors un maître, dans tous les sens du terme.

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La dette symbolique n'est jamais soldée, mais s'accroît à mesure qu'on la solde, car on apprend en l'acquittant, et chaque connaissance peut conduire à d'autres, chaque œuvre renvoyer obliquement au corpus qui permet de la lire. Ce qui vaut pour une personne vaut pour toute collectivité : une culture n'est qu'un lieu d'accès au sens, mais elle conduit inévitablement à d'autres cultures.

François Rastier, Apprendre pour transmettre. L'éducation contre l'idéologie managériale, PUF, 2013, p. 214 et suiv.