Dévoiler

"Avant", il arrivait à Nelly de donner des spectacles, elle chantait. Le film prétend qu'elle avait chanté Speak Low, invraisemblablement, puisque Kurt Weill a composé cette chanson en 1943. (1) Comme dans le roman d'Agatha Christie avec la comptine des Dix petits nègres, Christian Petzold fait entendre cette chanson d'amour amer à plusieurs reprises : au piano pour le générique, chantée au club Phoenix, chantée par Kurt Weil sur un disque au déjeuner partagé par Nelly et Lene, chantée enfin par Nelly pour porter l'estocade. Comme si dès le générique l'histoire racontée par le film était annoncée dans les paroles écrites par Ogden Nash. Comme si dans ce monde de l'horreur, où les questions posées par l'extermination des juifs restent sans réponse, la résurrection de Nelly était suggérée. Comme si, malgré horreur et dénégation, il est possible de vivre, seule contre tous, en chantant.

Ce choix d'une voie solitaire, d'autres l'ont fait pour donner un sens à leur existence. Œdipe se sépare des horreurs familiales et politiques en décidant de se donner aux dieux (Sophocle, Œdipe à Colone), Montaigne prend ses distances d'avec le monde en se retirant dans sa tour pour instruire les dossiers des horreurs humaines, plus tragiquement le voyageur du Winterreise de Schubert perd l'espoir et se résigne. Après Auschwitz, le shérif Will Kane abandonne à son sort mercantile la ville qu'il vient de sauver et prend le large avec son épouse quakeresse (1952, Franck Zinnemann, High Noon), la jeune nonne Ida découvre son identité juive et la cécité coupable des hommes devant l'horreur du monde, elle choisit le silence et l'isolement.

High Noon

Égoïsme ? Stendhal, assez expert des horreurs du monde, a repris aux Anglais un mot, pour dire ce choix personnel et libre, égotisme, que George Sand définissait ainsi : "Qualification par laquelle les Anglais désignent l'amour de soi, considéré comme un droit de l'homme et non comme un vice." (2)

Indignation, scandale. Georg Diez (article critique pour Der Spiegel, 25 septembre 2014) a écrit de Phoenix qu'il est "une représentation insane" (eine irrwitzige Darstellung). Pour lui Phoenix est un film qui remue des souvenirs douloureux de façon indécente, donc source de conflits. Soixante-dix ans après la libération des camps, rappeler les questions restées sans réponse provoque toujours la réaction indignée de ceux qui veulent que la page soit définitivement tournée. Lorsque des questions restent sans réponse, l'événement qui les a fait naître se reproduit – retour du refoulé. Combien de génocides, de massacres totalitaires depuis 1945 ? De carnages que l'on n'arrive pas à expliquer. Et pour cause, l'événement Shoah n'a pas été pensé et les conséquences n'en ont pas été tirées. C'est pourquoi Christian Petzold a pu citer l'expression forgée par Adorno (3), vers la fin de Critique de la culture et société, "écrire un poème après Auschwitz est barbare". Certains faisant semblant de ne pas comprendre cette expression, Imre Kertész a ajouté : "Je nuancerais, toujours en termes généraux, en disant qu'après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie que sur Auschwitz."

Christian Petzold a réalisé un pur poème sur Auschwitz. Son film est une intervention critique, c'est-à-dire qui met en crise les représentations des spectateurs, qui découvre les dérives et les porte-à-faux et n'impose aucune réponse aux crises. Ainsi, le film n'est pas seulement une quête mais bien plutôt une révélation et une renaissance. La chanson dit  :

"The curtain descends, everything ends too soon, too soon."

Dans le film, lorsque Nelly sort, libérée, dans la lumière solaire, le rideau est déchiré, à chacun de voir ou de refuser de voir ce qui est dévoilé. Les Grecs avaient un mot pour le dire, ἀλήθεια (non-oubli) – vérité. Apories : les questions restent sans réponse, mais le spectateur peut accepter de (se) les poser, de (se) demander pourquoi les réponses leur sont encore refusées. Il n'a pas été trouvé de réponses collectives. L'horreur est toujours à l'œuvre. Individuellement, l'espoir peut être cultivé. Fragile, mais réconfortant.

Serge Goffard

(mars 2015)

Notes

1. "Speak Low", chanson extraite de la comédie musicale A Touch of Venus, 1943. Musique de Kurt Weill, texte du poète américain Ogden Nash. Disque : Tryout, Kurt Weill & Ira Gershwin, 1991, DRG Records.
 
"Speak low when you speak, love
Our summer day withers away too soon, too soon
Speak low when you speak, love
Our moment is swift, like ships adrift, we're swept apart, too soon
Speak low, darling, speak low
Love is a spark, lost in the dark too soon, too soon
I feel wherever I go
That tomorrow is near, tomorrow is here and always too soon
Time is so old and love so brief
Love is pure gold and time a thief
We're late, darling, we're late
The curtain descends, everything ends too soon, too soon
I wait, darling, I wait
Will you speak low to me, speak love to me and soon
Time is so old and love so brief
Love is pure gold and time a thief
We're late, darling, we're late
The curtain descends, everything ends too soon, too soon
I wait, darling, I wait
Will you speak low to me, speak love to me and soon
Speak low."
2. "Mais peut-être ce besoin de bonheur qui nous dévore, cette haine de l'injustice, cette soif de liberté qui ne s'éteignent qu'avec la vie, sont-ils les facultés constituantes de l'égotisme, qualification par laquelle les Anglais désignent l'amour de soi, considéré comme un droit de l'homme et non comme un vice." 1932, dans Indiana.
3. "Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch." Theodor W. Adorno, in "Prismen. Kulturkritik und Gesellschaft", 1949, publié en 1951 dans l'ouvrage collectif Soziologische Forschungen in unsere Zeit, Köln-Opladen, 1951 : p. 241. Et "Kulturkritik und Gesellschaft" I. Gesammelte Schriften. Band 10.1. Éditeur : von Rolf Tiedemann. Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998 (Suhrkamp 1977), S. 30. Traduction française par Geneviève et Rainer Rochlitz : Prismes. Critique de la culture et société, 1986-2010, Payot, p. 30. Imre Kertész : "Je nuancerais, toujours en termes généraux, en disant qu'après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie que sur Auschwitz." In "Ombre profonde", 1991, in L'Holocauste comme culture, Actes Sud, 2009, p. 54. La phrase d'Adorno est extraite du passage : "Als neutralisierte und zugerichtete aber wird heute die gesamte traditionelle Kultur nichtig : durch einen irrevokablen Prozeß ist ihre von den Russen scheinheilig reklamierte Erbschaft in weitestem Maße entbehrlich, überflüssig, Schund geworden, worauf dann wieder die Geschäftemacher der Massenkultur grinsend hinweisen können, die sie als solchen Schund behandeln. Je totaler die Gesellschaft, um so verdinglichter auch der Geist und um so paradoxer sein Beginnen, der Verdinglichung aus eigenem sich zu entwinden. Noch das äußerste Bewußtsein vom Verhängnis droht zum Geschwätz zu entarten. Kulturkritik findet sich der letzten Stufe der Dialektik von Kultur und Barbarei gegenüber: nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch, und das frißt auch die Erkenntnis an, die ausspricht, warum es unmöglich ward, heute Gedichte zu schreiben." (Neutralisée et refaçonnée, toute la culture traditionnelle est aujourd'hui sans valeur : par un processus irrévocable, cet "héritage" hypocritement revendiqué par les Russes est dans une large mesure devenu inutile, superflu, camelote ; en la traitant comme telle, les profiteurs de la culture de masse peuvent s'en prévaloir en ricanant. Plus la société devient totalitaire, plus l'esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s'arracher à la réification par ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie :  écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes.)