Welcome in Berlin

À plusieurs reprises, Nelly se voit signifier qu'elle aurait mieux fait – c'est aussi le sens du titre du film d'Axel Corti, Welcome in Vienna – de ne pas revenir en Allemagne. (1) "Pourquoi êtes-vous revenue à Berlin ?", lui demande le médecin qui va l'opérer. Il ajoute : "Si vous choisissez un nouveau visage, on ne pourra pas vous identifier, c'est un avantage." Sa gouvernante antinazie partage ce sentiment, mieux vaut ne pas rester ici : "Vous partez quand déjà en Palestine ?"

Lene envisage de se rendre à Haïfa ou Tel Aviv, avant finalement de se suicider : "Il n'y a pas de retour possible." Mais Nelly veut rester. Pourquoi partirait-elle ? Elle est Allemande. La trilogie de Corti ne s'achève pas pour rien sur une image ambivalente, que l'on peut interpréter comme étant celle d'un départ ou d'un faux départ, celui de Freddy Wolff, après qu'il a essayé d'appeler Claudia. (2)

Welcome in Vienna

Quand Nelly se rend compte que Johnny ne la reconnaît pas, et surtout qu'elle n'a visiblement plus sa place ici, puisque personne ne lui pose non plus de question sur le camp, elle se dit : "Je n'existe pas." Comment faire pour exister à nouveau, après qu'on l'a tuée pour ainsi dire une seconde fois ? (3) Le film de Petzold ouvre une porte. "La liberté humaine rejoint cette déprise déjà animale des solitaires à l'égard des hordes ou des bandes", écrit Pascal Quignard. (4)

Il faudrait dresser la liste de ce que Johannes lui demande de faire, parallèlement aux questions qu'elle lui pose. (5) L'écriture, c'est la même ; les chaussures, elles lui vont. Les yeux : bleus. Elle lui demande : "Tu me reconnais ?" Il lui répond "Non", comme dans Colloque sentimental. (6) Ils s'embrassent (7), toujours pas… Quand elle chante : là, il comprend. La musique fonctionne comme dans The Dead de Joyce, elle déclenche quelque chose. Il s'arrête de jouer. Elle continue. Enfin, le matricule. (8) Pourquoi lui a-t-il fallu attendre d'avoir cette "preuve" sous les yeux ? Ce matricule qui a privé Nelly à Auschwitz de tous ses droits et de son nom, et qui lui permet, paradoxalement, de retrouver son identité. Quelle ironie ! (9)

Le médecin qui accueille Nelly lui demande si elle voit, c'est sa première question. Elle lui fait signe que oui avec la tête. Johannes, lui, fait semblant de ne pas voir. Banalité du mal. Le Monde note : "En 1945, les Allemands semblent employer toute leur énergie à survivre. Mais il leur faut fournir un autre effort, surhumain, pour fermer les yeux." (10) Un effort surhumain ? Vraiment ?

Sa "mise en scène" échoue. (11) Il a pensé à tout, pourtant, comme pour un meurtre parfait. Agir avec méthode, éliminer les indices. Tout était parfaitement huilé : "Ça allait marcher."

Notes

1. Pour Joachim Lepastier, le contexte historique est "délicat" (?) et Christian Petzold a su trouver la "bonne distance morale". N'a-t-il rien compris au film ? Christian Petzold, dans un entretien à Libération (27/01/15), se dit convaincu que "Nelly ne se serait pas plus sentie chez elle dans l'Allemagne d'aujourd'hui".
2. Claudia l'a trahi. Quand elle entend le téléphone sonner, elle prend, comme Johnny, véritablement conscience de ce qu'elle a fait.

3. C'est ainsi que l'on peut comprendre le titre du film de Petzold. Cet oiseau mythique meurt, puis renaît – tous les cinq cents ans, selon certaines versions. Le film "s'inspire du roman policier d'Hubert Monteilhet, Le Retour des cendres (1961), écrit Positif. Outre l'allusion à l'oiseau chimérique [sic], le titre évoque le motif du retour cher à Petzold. L'équation de "cendre" et "restes mortels de la personne" s'avère pertinente [pléonasme], car l'oblitération de la face par une balle est propre au scénario filmique". Qui comprend cette phrase ?

4. La Barque silencieuse, op. cit., p. 96.

5. Elle veut lui faire se ressouvenir de choses qu'il veut effacer de sa mémoire, ce qu'elle parvient à faire. Mais sur le vélo, quand elle lui demande finalement s'il a trahi sa femme, il ne répond pas.
6. Leurs [ses] yeux sont morts …
7. Positif : "Quand le couple s'embrasse, élicitant la remarque d'un passant : "C'est beau l'amour", nous ne savons dans quelle mesure Nelly ressent ce qu'elle imite." Elle n'imite rien, puisqu'elle est Nelly.
8. Positif : "La caméra s'approche du tatouage sur le bras de Nelly et dit tout." Il s'agit en fait d'un plan fixe. Petzold sait très bien ce qu'il fait ! Spielberg aurait zoomé. Petzold décrit la scène dans l'entretien qu'il a accordé… à Positif : "Nelly chante en son direct pour que nous sentions vraiment chaque intonation et la dimension physique de cette chanson. Il n'y a pas eu de postsynchronisation pour cette scène. Il fallait capter les imperfections d'un bredouillement, d'une respiration, comment la voix sort du corps de Nelly, la vie le quittant, afin que Johnny, après le regard d'adieu de son épouse, se sente coupable. Nous avons à chaque fois tourné la scène en continu avec une seule caméra : d'abord avec Nina, puis avec les spectateurs présents dans le restaurant, et enfin avec Ronald. Le respect de ce découpage était très important pour donner cette impression que tout est réalisé en direct." (p. 28)
9. Les cadavres dans les charniers sont identifiés par Lene sur les clichés de cette façon.
10. "Revenu des camps, un fantôme dérange les vivants", Le Monde, 27/01/15.
11. C'est aussi un film sur le cinéma, sur la façon de faire des films, la fabrication des images. "Nous avons eu en Allemagne le genre Heimatfilm, souligne Petzold, qui ne montre rien de la guerre, comme si elle n'avait jamais existé, préférant se dérouler dans les montagnes avec une effrayante musique, des acteurs et des dialogues insipides, une photographie redoutable dans un décor de train électrique." (Positif, p. 27)