Anchise et Énée

Cette charge ne me sera point lourde.
L'extrait
 
"Moi, partir en te laissant ici, ô père, as-tu espéré que je le pourrais ; ce conseil sacrilège a-t-il pu tomber d'une bouche paternelle ? S'il plaît aux dieux qu'il ne reste plus rien d'une si noble ville, si ta résolution est prise, s'il te convient d'ajouter à la perte infaillible de Troie la tienne et celle des tiens, la porte est grande ouverte à ce genre de mort ; bientôt, couvert du sang de Priam, Pyrrhus sera ici, l'homme qui égorge le fils aux yeux du père et le père contre ses autels. C'était pour cela, mère bénie, que tu m'enlèves à travers les traits, les flammes ? Pour me donner à voir l'ennemi dans ma propre maison, Ascagne, mon père, et avec eux Créuse immolés dans le sang l'un de l'autre ! Mes armes, compagnons, apportez-moi mes armes ; le dernier jour appelle les vaincus. Rendez-moi aux Danaens : laissez-moi reprendre un nouveau combat. Nous ne mourrons jamais tous aujourd'hui sans vengeance."
 
Alors je ceins à nouveau mon épée, je passais la main gauche dans le bouclier pour l'attacher, je m'avançais hors de la maison. Mais voilà que sur le seuil ma femme, embrassant mes pieds, me retenait à elle, tendant à son père le petit Iule. "Si tu nous quittes pour mourir, emmène-nous également avec toi, à toute aventure ; mais si tu as quelque raison de fonder un espoir sur ces armes que tu prends, protège d'abord cette maison. A qui abandonnes-tu le petit Iule, ton père, et moi qu'on appelait naguère ton épouse ?" Ces cris, ces plaintes emplissaient toute notre demeure, quand soudain paraît un merveilleux prodige. Dans nos bras, sous les yeux de ses parents désolés, voici que du sommet de la tête d'Iule une aigrette légère jaillit, répandant une lueur ; comme une flamme aux douces caresses, elle léchait sa souple chevelure et prenait force autour de ses tempes. Épouvantés, nous nous empressons à secouer ces cheveux embrasés, à éteindre d'une eau pure ces feux surnaturels. Mais le vénérable Anchise, plein de joie, leva ses yeux vers les astres, tendit au ciel ses deux mains avec ces paroles : "Tout-puissant Jupiter, si tu le laisses fléchir par quelque prière, regarde-nous ; rien que cela ; et si notre piété le mérite, donne-nous ensuite ton secours, Père, et confirme ce présage."
 
Le vieillard avait à peine achevé qu'en un fracas soudain un tonnerre retentit à gauche et, tombée du ciel au travers des ombres, une étoile, traînant après elle une torche, courut dans une vive lumière. Nous la voyons, glissant au-dessus du faîte de la maison, disparaître, éclatante, dans la forêt de l'Ida et marquant une route : une lumière demeure dans le long trait de son sillage, au loin, tout autour, s'élève une fumée de soufre. Alors mon père, cessant de résister, se lève, tourné vers les souffles d'en haut, il s'adresse aux dieux et adore l'astre miraculeux : "Non, non, plus de retard ; je vous suis et où que vous me conduisiez, je suis prêt, dieux de nos pères ; conservez cette maison, conservez mon petit-fils. Cet augure vient de vous, Troie est sous votre garde. Oui, je me rends ; je ne refuse plus, mon fils, de partir avec toi."
 
Il avait dit et déjà parmi les maisons le feu se fait entendre plus distinctement, les incendies déjà plus près de nous roulent leurs tourbillons. "Allons, père chéri, place-toi sur notre cou ; c'est moi qui te soutiendrai de mes épaules et cette charge ne me sera point lourde. [Ergo age, care pater, ceruici imponere nostrae ; ipse subibo umeris, nec me labor iste grauabit] Qui qu'il advienne, les mêmes périls, le même salut nous seront communs à tous deux. Que le petit Iule m'accompagne et qu'un peu plus loin mon épouse suive bien notre marche. Vous, les amis, écoutez-moi, de toute votre attention. Quand on sort de la ville, on trouve à l'écart le tertre et le vieux temple de Cérès ; auprès, un antique cyprès conservé à travers les âges par la religion de nos pères. C'est là que par des chemins différents nous nous réunirons tous. Toi, père, prends dans tes mains les objets sacrés, les Pénates de nos ancêtres ; moi, qui sors à peine d'une guerre si rude et de ses carnages, je ne peux les toucher avant de m'être purifié dans une eau vive." Ayant ainsi parlé, je jette sur mes larges épaules, sur ma nuque inclinée un manteau, la peau d'un lion fauve ; je me courbe sous mon fardeau, le petit Iule a serré sa main dans ma droite, il suit son père de ses pas d'enfant ; ma femme vient derrière. Nous allons à travers l'obscurité des lieux et moi que ne troublaient naguère ni les traits dardés contre moi, ni les Grecs jaillissant en essaims de leurs bataillons meurtriers, maintenant tous les souffles m'effraient, tous les bruits me font sursauter dans l'angoisse, craignant à la fois pour mon compagnon et pour mon fardeau.
 
(Virgile, l'Énéide, Les Belles Lettres, 2, 657-729)

Remarques

La conception de la famille dont nous sommes les héritiers : "Je me courbe sous mon fardeau, le petit Iule a serré sa main dans ma droite, il suit son père de ses pas d'enfant ; ma femme vient derrière."